Beckett cinéaste?
Samuel Beckett, cinéaste !
Quand la tragédie a
les traits d’une farce.
Samuel
Beckett est cinéaste ou scénariste ? Un canular ? Nullement ! Le
film est bien là. Il date de 1964 et
dure dix-sept minutes[1]. Il est réalisé en
1964 par Alan Schneider[2]. Le rôle principal est
campé par le célèbre Buster Keaton, un acteur saisi à l’automne de sa vie,
malade, oublié et affecté par le sentiment d’ingratitude et de dégradation physique.
C’était d’ailleurs sa dernière apparition à l’écran. La rencontre de Beckett et
de Keaton est celle de deux géants de l’absurde et de la défaite de l’existence.
C’est pourquoi, découvrir ce film nous semble un événement majeur pour tout
cinéphile averti et tout honnête homme intéressé par l’histoire de la littérature
et du théâtre moderne.
* * *
Un opus étrange, troublant et inopiné. « Le
film » est une version cinématographique de l’univers dramatique et
romanesque de Samuel Beckett. On y trouve, en effet, la même tendance au
silence, à l’évacuation des choses et des objets, au dépouillement et à une
évanescence moribonde.
Le
film commence par un gros plan sur un œil dont le sourcil est affecté par un
mouvement nerveux. Vient ensuite la première séquence du film : un long
travelling cadrant en plan moyen un homme enveloppé dans un grossier manteau,
longe le mur à pas pressés, bouscule un couple de passants et avance vers un
immeuble. Sans que la caméra puisse le dévisager, l’homme a tout l’air d’un
criminel traqué par la police ou peut-être il n’est qu’un pauvre type
étrangement gagné par un sentiment de honte, si bien qu’il cherche à se
soustraire au regard des autres.
En
raison de ce dispositif filmique, une aura de mystère, voire de suspense entoure
la silhouette de l’homme et maintient le
spectateur en haleine. On ne voit pas de visage ? Qui est cet homme ? Que
nous cache-t-il ?
Ces
questions programment et structurent la matière du film, sans pour autant y
trouver aucune réponse, ou du moins une, mince certes et mais lourde en
conséquences : la vue de l’homme provoque chez tous ceux qui le croisent
une répulsion horrible ou une réaction fatale.
Deuxième
séquence : Une vieille dame descend l’escalier, un plateau de roses entre
les mains, mais en arrivant au niveau de l’homme, elle s’effondre brusquement,
terrassée par l’horreur de cette rencontre.
Troisième
séquence : l’homme entre dans une pièce austère et sans autre meuble
qu’une minuscule table et une chaise balançoire. Il ferme soigneusement la
porte, réajuste la chaîne du cadenas, couvre un miroir accroché au mur, étend
un haillon devant la fenêtre donnant sur la rue. Il doit se couper du monde
extérieur. Mais voilà qu’il s’aperçoit que son isolement n’est pas encore
total. Des yeux scrutent son mouvement : deux chats dans un landau, un
oiseau dans sa cage et un poisson dans un bocal. Sous l’effet de quelques plans
subjectifs sur les yeux de ce bestiaire, une atmosphère pesante investit
l’écran. L’homme s’affaire à jeter les chats par la porte, couvre la cage et
enveloppe le bocal d’un drap épais. La
vue nous retient à la vie. C’est ce qu’il rejette précisément et s’applique
à neutraliser. Il veut se reposer maintenant, mais sa tâche n’est pas toujours
achevée. Un dessin accroché au mur et représentant une figure aux traits
maléfiques l’indispose. Alors, il le décroche. Assis, le visage tourné vers le
mur, il s’offre un moment de répit, avant d’examiner un ensemble de
photographies renvoyant à un album de famille : un enfant jouant avec son
père ; une mère étreint tendrement son fils ; un enfant entouré de
ses parents, etc. Ces photos recomposent une certaine unité familiale et
restituent les ingrédients d’un bonheur lointain ou impossible. Puis sans crier
garde, l’homme, constamment vu en amorce, déchire les photos les unes après les
autres. Il en jette les morceaux par terre et les écrase sous ses pieds, comme
pour gommer toute trace du passé et surtout profaner toute filiation avec les
empreintes d’un bonheur enfoui dans la mémoire. Avec ce geste emblématique chargé
de violence et de ressentiment, telle une véritable mise à mort du passé et des
racines, l’homme semble avoir atteint le seuil culminant de rupture avec toute
filiation. La caméra peut alors montrer un visage, celui de l’homme ou de son
double. Un visage affecté par la fatigue des ans et par la « sénilité de
l’âme », un état qu’illustre brillamment une figure fétiche du cinéma muet :
Buster Keaton apparaît sous les traits d’un être angoissé, borgne et l’œil
gauche couvert d’un bandeau noir. Cet acteur, qui ne rit jamais, incarne, comme
par le truchement d’un oxymore visuel, ce que Beckett a toujours cherché à
exprimer dans son théâtre, comme dans ses romans : la tragédie a tous les
traits d’une farce, une situation que traduit un personnage de « Fin de
partie » par ces mots terribles : « Rien n’est plus drôle que
le malheur…c’est la chose la plus comique du monde ».
La
gageure du film de Beckett réside dans son projet de construire une œuvre qui
s’inscrit dans le principe de l’antithéâtre, c’est-à-dire faire un film où il
ne se passe rien, sinon un lent renoncement à l’existence, un rejet de tout ce
qui risque de nous attacher à la vie et une immersion dans l’abîme du silence,
de la solitude et de la vacuité. Le principe de la déconstruction ou encore
l’affirmation de la négation de soi constituent le sujet et la matière du film.
En écrivant le scénario du « Film », Beckett n’a pas hésité à
renverser la formule célèbre de Berkeley « Esse est percipi » (être,
c’est être perçu), en « non esse est non percipi ». Tout l’enjeu du
personnage du film est d’échapper au regard des autres, et aussi au regard de
soi. Mais cela est-il possible ?
Kamel Ben Ouanès