De la réception du cinéma d'auteur et le rôle de la critique
De la réception du cinéma d’auteur et le rôle de la critique
L’exemple du cinéma
tunisien
Le rôle de la critique est déterminé par son environnement
socioculturel. Il y a, à mon sens, deux façons d’aborder cette question :
d’un côté, une approche historique qui consiste à faire le bilan et à évaluer
ce qui existe déjà ; et de l’autre, une démarche qu’on pourrait qualifier
de prospective et qui consiste à concevoir un dispositif de recommandations et
de mesures à prendre.
Notre
but est de dépasser l’une et l’autre voie, parce que cette problématique n’est
pas nouvelle pour le critique tunisien. Elle a été débattue plusieurs fois, et
a constitué même l’axe central de la plupart des rencontres organisées les dix
dernières années par l’Association tunisienne de la critique cinématographique.
Les thèmes récurrents s’intéressaient à des questions aussi diverses que le
rôle du critique face à la situation du cinéma tunisien, ou le critique modèle
dans le contexte local, ou encore la démarche appropriée à suivre pour lutter
contre le recul de la cinéphilie ou la disparition progressive et inquiétante
des salles de cinéma dans le pays.
Souvent,
ces débats s’achèvent sur une note dysphorique : La critique n’a aucun
impact sur la carrière commerciale d’un film, dans son succès, comme dans son
échec. La critique est impuissante à changer l’état des choses. Mais malgré ce
jugement sévère, la critique est perçue toujours comme indispensable pour
accompagner tant bien que mal tout ce qu’on programme dans le paysage
audiovisuel en Tunisie. Aussi, est-ce pour cette raison que la stratégie de la
critique consiste à se disséminer, à épouser plusieurs formes, si bien que son
support va au-delà des médias pour chercher à élire une place dans les
séminaires, dans les rencontres ou les stages, ou encore dans l’enseignement
secondaire ou à l’Université. Aujourd’hui, la critique est présente et absente
en même temps, silencieuse et bruissante, marginale et rampante, indispensable
et impuissante. Un tel état indique qu’il n’est pas facile dans le contexte
actuel de
Loin
de nous l’ambition de répondre à toutes les questions. Notre objectif se
limitera à trois axes. D’abord le cinéma, comme activité culturelle. Ensuite,
le cinéma comme création artistique dans une filiation avec les grands genres
narratifs. Et, finalement, le cinéma et son rapport avec les nouvelles
technologies, notamment le numérique.
* * *
- I
Le cinéma, une activité culturelle :
On fréquente de moins en moins les salles de cinéma en
Tunisie. Le parc de salles ne cesse de se réduire. Cette désaffection du public
est un phénomène qui a touché certes plusieurs pays; mais il a pris en Tunisie
des proportions démesurées. Selon les récentes estimations, le pays compte
actuellement en 2008 à peine douze salles opérationnelles. Pour expliquer les
raisons de cette érosion, d’aucuns évoquent la concurrence de la télévision.
D’autres soulignent le manque d’audace et de savoir-faire de distributeurs et
d’exploitants. D’autres encore font valoir des raisons liées à la circulation, à
l’encombrement des centres villes où se concentrent les salles de cinéma ou à
l’insécurité urbaine.
Mais,
à côté de ces raisons, par ailleurs hétérogènes, nous trouvons certains aspects
moins pessimistes. Aujourd’hui, les Tunisiens regardent plus de films que dans
le passé. Il y a donc une cinéphilie informelle et diffuse. Meilleur
exemple : si le plus grand succès du cinéma tunisien était de l’ordre de
500 mille spectateurs au milieu des années 80, avec le film Halfaouine de
Férid Boughedir, voilà qu’avec un film refusé par les distributeurs, en
l’occurrence El Koutbia de Naoufel Saheb Ettabaà, et programmé par la
télévision tunisienne, ce chiffre est doublé et a franchi largement le seuil
d’un million de spectateurs.
Mieux
encore, les Festivals de cinéma en Tunisie mobilisent un public assez
important, comme les JCC ou le Festival des courts-métrages ou encore les
soirées cinématographiques de plein air à Carthage ou à Hammamet. Autrement
dit, le public cinéphile est toujours nombreux, mais il ne rencontre pas les
films dans les salles obscures, et encore moins dans le circuit commercial de
distribution.
Un
autre paradoxe, non moins surprenant dans le contexte tunisien : autant le
public se fait rare dans les salles, autant la production cinématographique
tunisienne se développe d’une façon appréciable, puisqu’on est passé d’une
moyenne d’un film par an à deux films et demi par an.[1]
Ces
exemples ont pour but de montrer qu’on ne peut pas isoler le domaine du cinéma
de son environnement social, culturel et politique. Cela signifie surtout qu’on
ne peut pas envisager un développement du cinéma sans une vision globale qui
doit prendre en considération non seulement les aspects économiques et de marketing,
mais aussi la politique adoptée au service de la promotion de la cinéphilie ou
de la culture cinématographique en général.
Promouvoir
le cinéma national exige du public un état d’esprit, une disponibilité et
surtout une disposition intellectuelle particulièrement entretenue. Cela est
d’autant plus important que la frange écrasante de ce public a un goût façonné,
voire perverti par le modèle codifié des superproductions hollywoodiennes ou
encore par les « feuilletonistes » cairotes ou mexicains qui occupent
sans partage le prime time des programmes de chaînes nationales et arabes.
- II
Du classicisme au cinéma de la modernité :
Face au film d’auteur, le public est appelé, non à
« subir » et à suivre dans la béatitude doucereuse et passive la
matière d’un film (comme il a l’habitude de le faire avec le film hollywoodien
ou le feuilleton égyptien), mais il doit s’efforcer aussi à en décoder le sens
et à secouer les réflexes de la réception placide. Cela signifie que la lecture
est déterminée par la culture[2], puisque
le mécanisme qui régit la narration ou le dispositif esthétique d’un film
d’auteur est nettement différent de celui qui façonne le film commercial
classique. Dans ce sens, ce qui est en jeu, dans la perspective de la promotion
du film d’auteur, c’est moins les modalités de production que les conditions de
réception.
Par
conséquent, l’axe central de cet enjeu, c’est la culture du public et sa
capacité à distinguer entre le cinéma académique et le cinéma de la modernité
ou de la rupture. Autant le premier reprend et réactualise les schémas de la
narration classique du mythe ou de la tragédie, autant le second manifeste ses
difficultés, voire son incapacité à inventer des histoires, au point d’épouser,
dans certaines expériences, ce que Serge Daney appelle «la forme du vide
parfait ».
De
ce point de vue, il y a donc non seulement deux statuts de cinéastes, mais
aussi deux catégories de cinéma. D’un côté, un cinéma de la linéarité, de la
transparence et de l’alternance entre scènes de tension et d’autres de détente.
C’est ce qu’on désigne sous l’étiquette d’académisme où domine le souci du sens
et du trompe-l’œil. Et de l’autre, un cinéma qui envisage l’écriture comme
un collage, un montage de citations et une perversion de la continuité
narrative. C’est le cinéma de la rupture ou de la transgression.
Dans
le cadre de ce cinéma d’auteur, focalisé essentiellement sur le signifiant et
émancipé de l’autorité d’un schéma fortement codifié, le cinéaste s’applique à
réinventer chaque fois une nouvelle configuration
formelle et à tâtonner, par conséquent, dans un magma de formes.
Certes,
il ne faut pas classer le cinéma d’auteur sous l’étiquette de l’uniformité, car
la même démarche peut donner naissance indifféremment à des œuvres de qualité
et à d’autres moins intéressantes où transparaît tantôt le kitsch, tantôt le
ratage creux.
En
tout cas, il ne s’agit pas pour nous de réduire la situation actuelle du cinéma
à un affrontement entre cinéma académique et cinéma de la rupture. La situation
est beaucoup plus complexe. Il faut plutôt se garder de céder à une vision
manichéenne où le cinéma académique serait mauvais ou luciférien, alors que le
cinéma moderne et de la rupture serait parfait. Les bons films et les moins
bons existent de deux côtés.
- III
Le paratexte ou les nouvelles modalités de réception :
Notre problématique ne se situe guère donc dans une
perspective de jugement ou d’affrontement entre ces deux cinémas qui sont, par
ailleurs différents autant par leurs modalités de production que par les
idéologies qui les sous-tendent.
Cela
est d’autant plus vrai que le cinéaste à Hollywood n’a pas d’autre choix que
d’adhérer au cinéma normatif, celui qu’impose le producteur et exige le
marché ; alors que le cinéaste sénégalais ou tunisien n’a pas d’autre
alternative que d’opter pour le cinéma d’auteur. Nous ne pouvons pas nier que
la division des tâches qu’impose l’industrie du cinéma, régie et animée par les
producteurs, est en net contraste avec l’aventure patiente et quasi-solitaire
du cinéaste d’un pays du Sud. C’est donc la loi économique et le contexte socioculturel
qui déterminent la nature du cinéma qu’on pratique.
Cependant,
malgré ces différences et ces écarts, les deux cinémas ne sont pas figés, ni
momifiés. Et ils sont tous les deux en mutation permanente sous l’effet des
transformations des supports audiovisuels de production et de distribution, au
Nord comme au Sud.
En
effet, grâce au développement des technologies de communication et des
multimédias, l’industrie de l’image ne cesse d’élargir son champ, de modifier
ses règles de distribution et de rendre accessible, au plus grand nombre,
l’acte de filmer. Par le truchement du support, notamment numérique, il est
devenu plus facile au cinéaste du Sud de « produire des images »
(même si, dans ce cas de figure, le cinéaste se confond souvent avec le
vidéaste).
Dans
un pays comme
Mais
la grande révolution de ce nouveau support se situe ailleurs, au niveau de la
diffusion, et par conséquent de la réception, surtout à la faveur de l’émergence
de l’industrie du DVD. Cette dernière technologie de diffusion n’a pas
seulement la spécificité d’individualiser l’acte de visionner. Le VHS l’a déjà
inauguré depuis trois décennies. Mais le DVD, en plus de ses qualités intrinsèques
d’image et de son, autorise d’adjoindre au film un ensemble d’éléments qui
concourent à éclairer l’œuvre proposée et à la situer dans le contexte général
de sa genèse et de sa production. C’est ce que l’industrie de ce nouveau
support numérique désigne sous l’appellation de « bonus ». Visionner
un film sur un DVD transforme l’acte de consommation en un acte de lecture,
donc un acte culturel et intellectuel.
Dans ce sens, les mutations introduites par
les nouvelles technologies sont en train de modifier les conditions de réception,
donc du sens et impriment en amont de nouvelles modalités d’énonciation et de
démarche esthétique[3].
Dans
ce sens, l’édition filmique est désormais assimilable à l’édition critique
littéraire[4],
puisque le film secrète son paratexte et son métadiscours, et cela par le biais
de l’analyse d’une séquence, d’un entretien avec l’auteur, ou encore d’un
making off qui retrace les conditions réelles dans lesquelles le film a été
tourné.
Une
telle approche ne manquera pas d’avoir un impact sur la critique dont le rôle,
face à ces nouvelles modalités de réception, ne se réduit pas à dire que ce
film est bon ou mauvais (bien que cela soit toujours légitime), mais à décrypter
les composantes du film, ses sources ou encore les citations implicites qui le
traversent. Cela signifie que l’avenir du film d’auteur se situe plus particulièrement
dans la qualité ou la pertinence de sa réception, donc de sa lecture. Autrement
dit, la critique doit avoir pour mission, voire pour ambition, de faire du
spectateur non un simple consommateur, mais un lecteur, un décrypteur
intelligent et pertinent de sens. Ce qui est en jeu donc, c’est notre rapport
au cinéma et par conséquent notre rapport au monde.
Kamel Ben Ouanès
[1] Il est à noter à ce propos que presque tous les domaines de l’art et de la création sont concernés par les mêmes problèmes et plus particulièrement le domaine du livre. En Tunisie, le nombre d’ouvrages publiés chaque année est en nette augmentation. Toutefois, le nombre de lecteurs est en régression inquiétante, comme en témoigne le nombre du tirage moyen qui est descendu de 3 mille exemplaires dans les années 80 à 2 mille en 2002.
[2] Le
développement du cinéma national passe, à notre sens, par une promotion de la
culture cinématographique du public, car tant que le public attentif fait
défaut, le film aura de plus en plus de difficultés à intéresser le tunisien.
C’est pourquoi, nous estimons que la subvention allouée par le département de
[3] « Le
DVD n’apparaît en effet pas seulement comme un nouveau support de diffusion
supplantant
[4] La littérature,
et avant elle la peinture, avaient déjà inséré le métadiscours dans la matière
de l’œuvre. Meilleur exemple à cette problématique, le tableau de Vélasquez Les
Menines, longuement commenté par Michel Foucault dans Les Mots et les
Choses. Dans ce tableau, Vélasquez a fait éclater le cadre conventionnel du
tableau, pour l’inscrire dans une géométrie circulaire : à côté de la
scène, on voit à travers le miroir situé au fond du tableau, le peintre
lui-même debout devant son chevalet, absorbé par sa tâche et entouré du couple
royal qui suit tout à la fois les gestes du peintre et la posture des
personnages de son tableau. Par cette technique, Vélasquez introduit pour la
première fois le hors champ dans le champ, gomme les limites de l’espace
pictural, crée une circularité du regard qui permet de cerner sujets regardants
et sujets regardés. Le but de cette approche est de briser le trompe-l’œil et
de conduire à accéder aux conditions matérielles objectives de la composition
du tableau. Ce qui compte le plus dans cette œuvre, c’est cette réflexion que
suggère et exige le tableau de Vélasquez. Dans le domaine littéraire, depuis
Diderot et son roman dialogique Jacques le Fataliste, jusqu’au nouveau roman, en passant par la
volumineuse