Kamel Ben ouanès

Kamel Ben ouanès

La dramaturgie de l'enfermement dans Au pays de Tararani




 

La dramaturgie de l’enfermement dans Au pays de Tararani[1]

 

 

 

L’écriture du romancier et nouvelliste tunisien Ali Douagi s’articule autour de deux aspects essentiels : la satire sociale et une fine exploration de la conscience intime de l’être tunisien des années trente. L’univers du nouvelliste n’est pas autre chose q’un état de désenchantement enveloppé dans un voile d’humour et de dérision.

Face à une telle œuvre, l’adaptation cinématographique se heurte à un problème technique et esthétique délicat. Comment donner une forme aux allusions politiques et culturelles qui ponctuent d’une façon discrète, voire souterraine le texte de Douagi ? Comment transformer la métonymie littéraire en une configuration visuelle ? Certes, une étude des modalités formelles de l’adaptation pourrait nous aider à répondre à ces questions ; toutefois, il nous semble que le cinéma ne se contente pas de mettre en images les constituants narratifs du texte littéraire, mais il dépasse largement cette fonction étroite et s’autorise par conséquent à trahir le texte, à le transgresser dans le but de remodeler le langage filmique, au gré de ses propres règles de composition.

Au cœur de ces règles, la problématique de l’espace. En effet, force est de constater que les trois sketches qui forment Au pays de Tararani sont structurés chacun de son côté autour d’une configuration particulière de l’espace :

   -Le Réverbère nous conduit à une déambulation nocturne dans l’espace labyrinthique des ruelles de la Médina et qui aboutit à la chambre exigue du coiffeur.

   -La Visite se déroule dans un espace unique et clos, à savoir le salon d’une maison bourgeoise. La scène filmique a ici tous les traits d’une écriture théâtrale structurée selon la règle des trois unités, du lieu, du temps et de l’action.  

   -Pique-nique est un road-movie, une traversée qui commence dans le train, se poursuit dans la voiture Peugeot et s’achève dans la charrette, avant de retrouver la locomotion inaugurale, le train.

 

Le plan final rejoint ainsi le plan d’ouverture, car toute aventure, toute infraction à la règle, toute démarcation par rapport à la torpeur générale de la société est vite gommée et évacuée. A priori, les trois courts-métrages sont différents du point de vue du traitement de l’espace. Cependant, dans chaque récit, le personnage a beau se mouvoir ou chercher à fuir, soit  pour se venger (l’épouse trompée dans Le Réverbère), soit pour se plaindre et se révolter contre l’époux indigne (La [2]Visite), soit encore pour se laisser entraîner dans une mésaventure initialement programmée comme divertissante (Pique-nique). Chaque fois, le personnage se découvre enfermé, piégé et condamné à tourner en rond. Ce qu’il découvre, au terme de chacune de ces expériences, est son impuissance à changer les choses, car il n’a aucune prise sur la réalité qui l’entoure.  

L’interaction soulignée entre la configuration de l’espace et la situation du personnage montre, à quel point, les trois sketchs, pourtant si différents par leur tonalité et leurs styles respectifs, charrient la même angoisse et le même désir du personnage d’échapper à une déception ou à une crise. Mais en même temps, ce désir de se libérer du piège qui le resserre n’est qu’un épisode qui se referme aussitôt entamé. Les trois volets qui composent Au pays de Tararani  ne sont que des variations autour de la dramaturgie de l’enfermement.

Pour renforcer ou appuyer cet aspect, deux inserts, faisant office de mise en abyme, viennent troubler la vision de l’épouse trompée du Réverbère, au moment où elle est enfermée, en tête-à-tête, avec le coiffeur, dans la chambre de ce dernier. Le premier insert représente Joseph poursuivi par la femme de Putiphar. Le second montre un corps nu en position de crucifixion. Ces deux références coraniques ou bibliques illustrent la position double et ambiguë du personnage. D’un côté, l’épouse est active et menaçante. C’est elle qui tente le coiffeur pour faire de lui l’instrument de vengeance contre son mari. De l’autre, elle se sent menacée, au risque d’être sacrifiée sur l’autel du désir qu’elle a suscité chez le coiffeur. Et c’est là où s’exprime le mieux l’enfermement du personnage. De ce point de vue, la situation de la femme du premier sketch préfigure l’attitude contradictoire de l’épouse dans La Visite, ainsi que celle de l’invité dans Pique-nique. Tiraillé entre la soumission et la révolte, entre la nécessité d’échapper à l’humiliation ou à la bêtise et le besoin de maintenir des liens avec l’ordre habituel des choses, le personnage s’enferme sur lui-même et se cantonne dans les filets de ses contradictions, si bien que sa confession se mue en délire, et son dialogue en paroles émiettées ou en chuchotements inintelligibles.

 

                                                         Kamel Ben Ouanès

 

 

 

                           

 

 



[1] Réalisé en 1972, Au pays de Tararani est composé de trois sketchs, Le réverbère de Hamouda Ben Halima, La visite de Hédi Ben Khalifa et Le Pique-nique de Férid Boughedir.

 



16/09/2008
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