la foule
Une vieille au milieu de la foule
Une foule compacte, grondante et agitée investit les artères de l’Avenue principale de la ville. A l’autre bout d’une rue limitrophe, assise au seuil d’un immeuble vétuste, une vieille femme observe attentivement les passants pressés. Elle semble les interroger dans le silence de son regard vif, tendu et curieux.
Que fait-elle là à cet instant où les signes d’une tension menaçante se déchaînent dans les rues et préfigurent une violence imminente ? Elle était tout à l’heure au milieu de la foule des manifestants. Elle s’en écarte momentanément comme pour marquer une pause.
La foule grossit, s’amplifie tel un monstre farouche et impétueux, en poussant une rumeur assourdissante qui fait trembler la terre, les essaims d’oiseaux de l’Avenue et le cordon des forces de sécurité autour du siège du ministère de l’Intérieur.
La vieille regagne sa place au milieu de la foule. Elle n’a pas de voix pour participer à ce concert de cris, d’appels et de chants. Elle observe les visages autour d’elle tour à tour tendus, souriants, inquiets. Ces jeunes tunisiens, d’habitude paisibles et insouciants, réapparaissent devant elle sous une autre allure : ils sont prêts à rebondir face à un probable assaut et prompts à se sacrifier sur l’autel de la liberté.
La foule, un mélange d’intelligence et de barbarie, de douceur et de sauvagerie, d’émotion pathétique et de pulsions fauves et destructrices. La foule lui fait peur et en même temps, la rassure, la protège. Autour d’elle, on rugit de fureur et on chante maintes romances engagées. On scande inlassablement « dégage, dégage… ». Alors, elle se laisse entraîner par cette mouvance hybride qui l’enferme, la circonscrit et l’entoure comme une armure de protection. Elle se confond maintenant avec la foule, se fond dans cette masse immense et démesurée. Il n’y a plus ici d’individu, mais un seul corps qui déploie ses instincts et se démène pour qu’il se délivre de ses chaînes, se libère, renaisse et émerge sous le ciel d’un jour nouveau.
Par un simple geste de la tête, la vieille femme exhorte les jeunes à persévérer et à s’entêter dans leur colère.
Elle se fraie difficilement son chemin pour pouvoir retrouver sa petite place de pause dans la rue adjacente. Mais elle s’égare dans ce cheminement sinueux au milieu de la marée des protestations. Elle est presque à une ligne avancée des manifestants, pancartes et poings triomphalement exhibés, face au dispositif des forces de l’ordre. Telles deux rangées d’ennemis attendant le signal d’assaut, les deux parties se regardent, se dévisagent, mesurent leur force inégale. La clameur fébrile de la foule défie l’immobilisme taciturne des agents de sécurité. Deux camps sont bien là prêts à s’affronter : le pouvoir et le peuple.
Une marée humaine occupe maintenant l’Avenue de bout en bout. A la périphérie de ce grand rassemblement, la colère du peuple prend parfois l’allure d’un spectacle alléchant : on accompagne son enfant pour qu’il garde en mémoire ce grand moment historique. On amène sa compagne pour « une révolution party ». On exhibe son portable pour assumer son rôle de blogueur par Facebook interposé. On s’arme aussi de son caméscope ou de son appareil photo afin d’immortaliser cet instant. On photographie la foule. Ou mieux encore, on se fait photographier dans la posture d’un militant brandissant le signe de la victoire. On vit et on se voit vivre, selon qu’on est côté face ou côté pile. L’Histoire est ainsi jouée sur le grand podium de la scène publique où les gestes des acteurs sont repris dans les coulisses par les gesticulations des cabotins.
Mais qu’est-ce que l’Histoire ? Quand les contradictions s’avèrent impossibles à résorber, en raison de la dissonance entre les désirs et la réalité, entre les aspirations et la pesanteur étouffante du quotidien, alors, l’implosion éclate, l’affrontement advient, la société est secouée par un séisme généralisé. Le pays quitte une époque et en inaugure une autre. Cette rupture est consommée dans une convulsion violente, parfois meurtrière. L’Histoire imprime ainsi sa logique au gré de la loi de l’alchimie des contraires : le rêve d’un avenir radieux est nourri et commandé par un passé exacerbé et frappé de sclérose.
La vieille rejoint sa place au seuil de l’immeuble. Elle s’affale sur le marbre glacial de la marche. Devant elle, le mouvement des passants s’accélère. L’appel du muzzen pour la prière de vendredi est à peine audible. La vieille a oublié que c’est le jour de la grande prière. C’est la première fois depuis des années qu’elle faillit à son rituel hebdomadaire dans une mosquée à l’entrée de la médina, comme si, sous l’effet de ce grand événement, sa fibre de citoyenne avait émoussé ses obligations de fidèle.
La foule frémit, se remue, s’agite. Le soleil décline. Un ciel crépusculaire pèse lourdement sur la ville. Au dessus des têtes, des oiseaux piaulent, traversent nerveusement l’horizon et se lancent tumultueusement dans une impétueuse danse de folie.
Maintenant, les gens filent à toute allure, courent dans tous les sens, déferlent telles des vagues déchaînées et inondent dangereusement les rues attenantes à l’Avenue Habib Bourguiba. Dans leur élan tumultueux, ils fusent de brûlantes odeurs qui agressent les yeux et resserrent la gorge. A leurs trousses, des tirs soutenus vomis par une invisible machine de guerre.
« Ne reste pas là, entre vite, vite ! », lui ordonne un jeune homme. A peine se met-elle debout devant la porte de l’immeuble que de jeunes gens se ruent sur elle, l’emportent dans leur élan vers l’intérieur, la poussent jusqu’à la cage de l’escalier. Ils s’empressent ensuite à fermer la porte avant de la caler par un imposant cadre de fenêtre en fer forgé.
Un pesant silence enveloppe le groupe. La peur rythme le souffle de leur respiration. La vieille se tait. Son bras lui fait très mal. Pour la sauver, il fallait la bousculer.
Dehors, la rumeur de l’agitation grossit. Des appels, des cris, des pas, puis de temps en temps, des mains désespérées frappent à la porte et lancent de cris de détresse.
Le temps passe. La nuit tombe. Il fait noir. Tout le monde monte au deuxième étage. On invite la vieille à suivre la compagnie. La porte d’un appartement s’ouvre. Le groupe s’installe dans la grande salle, parterre sur un large tapis. On allume uniquement la lampe du couloir. On se regarde sans se parler.
Que fait-elle là la vieille dame ? Rien. Depuis des années, elle se contente de regarder tout : sa vie, les gens et l’ordre des choses et des éléments.
Depuis le départ de son fils unique vers une terre d’exil, la vieille veuve vit seule comme une étrangère dans son propre pays. Elle était soumise à d’interminables exactions de la police. C’était le tribut à payer pour la mère d’un opposant actif. Aujourd’hui, elle a le sentiment que Dieu va exaucer ses vœux. Elle a rejoint la foule pour participer à la chute du régime, avec pour seule arme de résistance, son éloquence muette.
En cette nuit de quatorze janvier, elle fredonne, après des années de mutisme, un air triste qui semble dire la tendresse orageuse d’une vieille femme ravagée par l’Histoire.
Kamel Ben Ouanès