La Médina dans le cinéma tunisien
La Médina dans le cinéma tunisien
C'est à ce titre que
Cette focalisation relève d'un phénomène qui a des implications non seulement historiques ou culturelles, mais aussi sociales et politiques. Ainsi la prolifération d'associations de sauvegarde de la médina dans toutes les grandes villes du pays et surtout l'organisation de festivals visant à exhumer le patrimoine et à le promouvoir, indiquent que la médina se trouve plus que jamais au centre d'un important enjeu où le politique et l'économique se partagent les premiers rôles.
Face à cet enjeu, le cinéma ne peut être absent ni encore insensible. Qu'il soit instrument de manipulation ou moyen de sensibilisation critique, ou peut-être support visuel à une expérimentation esthétique, le cinéma imprime, dans la configuration générale de cette tendance, la trace de sa propre vocation: transformer la mémoire en miroir et la filiation identitaire en une expression iconographique, guidée non par une simple curiosité innocente ou désintéressée, mais plutôt par un sérieux examen- critique.
Depuis le début des années soixante jusqu'à la fin des années quatre-vingt, la médina fut la vedette dans un nombre impressionnant de films tunisiens, la figure récurrente, l'obsession figée, voire même la rengaine qui atteignait le seuil de l'image-cliché, car la médina était considérée, par une conscience nationale générale, comme le siège de la mémoire collective et l'emblème de toute la culture nationale. Presque tous les films tunisiens de cette époque l'ont revisitée, évoquée ou tout au moins effleurée.
* * *
Terrier ou labyrinthe dans le cinéma de Nouri Bouzid (la médina de Sfax dans L'HOMME DES CENDRES; celle de Sousse dans BEZNESS et la médina de Tunis dans LES SABOTS D'OR), espace fantomatique et dégénéré chez Moncef Dhouib dans SOLTANE EL MEDINA, ou encore foyer où est conservée l'aura d'un raffinement perdu, dans plusieurs courts-métrages, tels que MEDINA, MA MÉMOIRE de Fatma Skandrani, TRÉSOR de Mounira Bhar ou SOUSSE NOSTALGIQUE de Mounir Baaziz...
Dans ces différents exemples, la médina apparaît comme un parcours visuel obligatoire et un instrument herméneutique devant conduire à comprendre les fondements de l'identité culturelle nationale, c'est-à-dire permettant tantôt à explorer le passé nostalgique, tantôt à interpeller le présent désenchanté.
Pour saisir la portée de cette composante récurrente du cinéma tunisien, il est nécessaire, à notre sens, de remonter au film AZIZA de Abdellatif Ben Ammar (1980). Ce choix est dicté essentiellement par le fait que ce film opère une rupture dans l'histoire des rapports que le cinéma tunisien n'a cessé d'entretenir avec l'espace de la médina. En effet AZIZA nous intéresse, précisément parce qu'il bat en brèche le principe de focalisation autour de la médina. Mieux encore, ce film évacue d'un geste brusque les images consacrées de ruelles enveloppées dans la pénombre ou d'impasses traversées au milieu d'un rayon éclatant, pour leur substituer un cadre inédit dans le cinéma tunisien: une cité populaire à la périphérie de Tunis.
Ce déplacement indique-t-il la fin d'un cycle thématique ou visuel dans le cinéma tunisien ? Nullement ! Car dans ce film il s'agit d'une rupture plutôt physique qu'intérieure ou affective avec la médina. En effet, le personnage du père dans le film de Ben Ammar vit le départ de la médina comme un douloureux déracinement, ou encore comme un exil forcé et irréparable. La médina demeure présente dans le film, mais dans le hors-champ ou mieux encore comme une présence invisible qui hante les personnages dans leur nouveau milieu de résidence. Cela signifie que le nouveau quartier périphérique n'est pas seulement l'antithèse de la médina. Il est surtout l'image défigurée de cette dernière, et par conséquent miroir de la nouvelle configuration d'ensemble de la ville tunisienne d'aujourd'hui fondée sur un dispositif de contrastes : l'ici et l'ailleurs, l'hier et l'aujourd'hui, le terroir de l'authenticité et le cadre d'une modernité appréhendée comme aliénante.
Par ce moyen, le film AZIZA ouvre une brèche dans cette conception que le cinéaste tunisien avait de l'espace de la médina. Mieux encore, A Ben Ammar altère le cordon ombilical qui rattachait jusqu'ici le cinéma à l'espace-mémoire de la cité. Conséquence de cette infraction à la règle : la plupart des films réalisés après AZIZA s'appliquent à racheter et à réparer cet écart, appréhendé telle une profanation de la mémoire collective.
Désormais, plus question de quitter la médina. Dans "Soltane El Médina» de Moncef Dhouib, on se refuse d'aller au-delà de la limite de la vieille enceinte... Dans "Trésor" de Mounira Bhar, on pénètre encore mieux dans les recoins les plus isolés, comme pour éclairer ou exhumer les silhouettes et les fantômes, enveloppés depuis longtemps dans l'ombre de la mémoire amnésique de vieux quartiers...
A cette nouvelle esthétique, une éthique nouvelle : le cinéaste ne doit plus aborder l'espace urbain selon une approche réaliste, comme a osé le faire A Ben Ammar. Le verdict historique ou sociologique de "Aziza" est ici rejeté et transcendé par une vision mythique.
Ainsi le code de l'écriture mythique pervertit le réel et invente ses propres modèles et ses archétypes. Désormais, filmer
Mais ce résultat est en vérité la conséquence quasi inéluctable de toute la démarche non seulement cinématographique, mais aussi mentale : le recours à la mémoire nostalgique est un des refuges ou subterfuges que se propose la conscience pour fuir un présent en crise.
Tout dans cette Médina-mémoire, telle qu'elle est filmée par les cinéastes tunisiens, est auréolé d'une teinte de beauté, c'est-à-dire une beauté que sécrètent un mur lézardé, un carrelage arraché, un patio investi d'une "faune humaine"...Le cinéma puise donc sa matière dans une poésie des ruines.
Le cinéaste tunisien serait, dans une certaine mesure, comparable à un romantique qui exprimerait son moi à travers le spectacle d'un temple antique en décomposition. Plus que l'espace lui-même, la mémoire aussi s'installe dans la douceur d'une nostalgie élégiaque et dans une sorte d'effusion mélancolique. La preuve que dans ce cinéma, l'imagination ne s'est pas libérée de la pesanteur de l'imaginaire, et que le cinéaste de
Par ce moyen, le cinéma résiste à la manœuvre d'asservissement, pour retrouver sa vraie vocation : le cinéma ne reproduit pas le monde. Au contraire il le déconstruit pour mieux démasquer son mécanisme.
Kamel Ben Ouanès
Universitaire et critique tunisien