Kamel Ben ouanès

Kamel Ben ouanès

La Médina dans le cinéma tunisien

La Médina dans le cinéma tunisien

 La Médina qui signifie "ville", est un homonyme de MEDINE. Aussi, est-ce pour cette raison que dans toutes les villes tunisiennes, les quartiers anciens, entourés de remparts, sont appelés Médina et cristallisent dans  une certaine mesure l'identité arabo-musulmane du pays. D'ailleurs, dans la conscience générale de la population, La Médina constitue la matrice même de cette identité et le lieu où sont forgés les traits et les valeurs d'une culture sociale et spirituelle. Dans ce sens,  Le vocable "Médina" ne désigne pas seulement les quartiers arabes anciens, en opposition aux quartiers européens (comme c'était le cas pendant la période coloniale), ou modernes (comme on prend soin aujourd'hui, dans certains milieux, de souligner la différence entre l'authenticité de l'espace urbain traditionnel et la modernité des quartiers fraîchement bâtis), mais renvoie surtout à l'origine de la culture locale et au bercail de ses  mythes  fondateurs.

C'est à ce titre que la Médina a focalisé l'intérêt de beaucoup d'historiens,  sociologues, urbanistes et bien entendu d'artistes-peintres ou encore cinéastes.

Cette focalisation relève d'un phénomène qui a des implications non seulement historiques ou culturelles, mais aussi sociales et politiques. Ainsi la prolifération d'associations de sauvegarde de la médina dans toutes les grandes villes du pays et surtout l'organisation de festivals  visant à exhumer le patrimoine et à le promouvoir, indiquent que la médina se trouve plus que jamais au centre d'un important enjeu où le politique et l'économique se partagent les premiers rôles.

Face à cet enjeu, le cinéma ne peut être absent ni encore insensible. Qu'il soit  instrument de manipulation ou moyen de sensibilisation critique, ou peut-être support visuel à une expérimentation esthétique, le cinéma imprime, dans la configuration générale de cette tendance, la trace de sa propre vocation: transformer la mémoire en miroir et la filiation identitaire en une expression iconographique, guidée non par une simple  curiosité innocente ou désintéressée, mais plutôt par un sérieux examen- critique.

         Depuis le début des années soixante jusqu'à  la fin des années quatre-vingt, la médina fut la vedette dans un nombre impressionnant de films tunisiens,  la figure récurrente, l'obsession figée, voire même la rengaine qui atteignait le seuil de l'image-cliché, car la  médina était considérée, par une conscience nationale générale,  comme le siège de la mémoire collective et l'emblème de toute la culture nationale. Presque tous  les films tunisiens de cette époque l'ont revisitée, évoquée ou tout au moins effleurée.

                                                                 

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         Terrier ou labyrinthe dans le cinéma de Nouri Bouzid (la médina de Sfax dans L'HOMME DES CENDRES; celle de Sousse dans BEZNESS et la médina de Tunis dans LES  SABOTS D'OR), espace fantomatique et dégénéré chez Moncef Dhouib dans SOLTANE EL MEDINA, ou encore foyer où est conservée l'aura d'un raffinement perdu,  dans plusieurs courts-métrages, tels que MEDINA, MA MÉMOIRE de Fatma Skandrani, TRÉSOR de Mounira Bhar ou SOUSSE NOSTALGIQUE de Mounir Baaziz...

  Dans ces différents exemples,  la médina apparaît comme un parcours  visuel obligatoire et un instrument herméneutique devant conduire à comprendre les fondements de l'identité culturelle nationale, c'est-à-dire permettant tantôt à explorer le passé nostalgique, tantôt à interpeller le présent désenchanté.

          Pour saisir la portée de cette composante récurrente du cinéma tunisien, il est nécessaire, à notre sens, de remonter au film AZIZA de Abdellatif Ben Ammar  (1980). Ce choix est dicté essentiellement par le fait que ce film opère une rupture  dans l'histoire des rapports que le cinéma tunisien n'a cessé d'entretenir avec l'espace de la médina. En effet AZIZA nous intéresse, précisément parce qu'il bat en brèche le principe de  focalisation autour de la médina. Mieux encore, ce film  évacue d'un geste brusque les images  consacrées de ruelles enveloppées dans la pénombre ou d'impasses  traversées au milieu d'un rayon éclatant, pour leur substituer un cadre inédit dans le cinéma tunisien: une cité populaire à la périphérie de Tunis.

         Ce déplacement indique-t-il la fin d'un cycle thématique ou visuel dans le cinéma tunisien ? Nullement ! Car dans ce film il s'agit  d'une rupture plutôt physique qu'intérieure ou affective avec la médina.  En effet, le personnage du père dans  le film de Ben Ammar vit le départ de la médina comme un douloureux déracinement, ou encore comme  un exil forcé et irréparable. La médina demeure présente dans le film, mais dans le hors-champ ou mieux  encore comme une présence invisible qui hante les  personnages dans leur nouveau milieu de résidence. Cela signifie que le nouveau quartier  périphérique n'est pas seulement l'antithèse de la médina. Il est surtout l'image défigurée de cette dernière, et par conséquent miroir de la nouvelle configuration d'ensemble de la ville tunisienne d'aujourd'hui fondée sur un dispositif de contrastes : l'ici et l'ailleurs, l'hier et l'aujourd'hui, le terroir de l'authenticité et le cadre d'une modernité  appréhendée comme aliénante.

         Par ce moyen, le film AZIZA ouvre une brèche dans cette conception que le cinéaste tunisien avait de l'espace de la médina. Mieux encore, A Ben Ammar altère le cordon ombilical qui rattachait jusqu'ici le cinéma à l'espace-mémoire de la cité. Conséquence de cette infraction à la règle : la plupart  des films réalisés  après AZIZA s'appliquent à racheter et à réparer cet écart, appréhendé telle une  profanation de la mémoire collective.

                                                         

         Désormais, plus question de quitter la médina. Dans "Soltane El Médina» de Moncef Dhouib, on se refuse d'aller au-delà de la limite de la vieille enceinte... Dans "Trésor" de Mounira Bhar, on pénètre encore mieux dans les recoins les plus isolés, comme pour éclairer  ou exhumer les silhouettes et les fantômes, enveloppés  depuis longtemps dans l'ombre de la mémoire amnésique de vieux quartiers...

A cette nouvelle esthétique, une éthique nouvelle : le cinéaste ne doit plus aborder l'espace urbain selon une approche réaliste, comme a osé le faire A Ben Ammar.  Le verdict historique ou sociologique de "Aziza" est ici rejeté et transcendé par une vision mythique. La Médina devient ainsi le foyer d'une focalisation obsessionnelle : palais, ruelles, toits et morceaux découpés de leur puzzle sont confinés dans le décor d'un théâtre d'ombres et entourés d'une surcharge de maniérisme...

Ainsi le code de l'écriture mythique pervertit le réel et invente ses propres modèles et ses archétypes. Désormais, filmer la Médina conduit à ériger une frontière entre la transposition d'un espace référentiel et la transfiguration d'un monde rêvé ou désiré. D'où l'ironie implicite ou inavouée que suggère le titre de  "Soltane El Médina". En effet, dans ce film,  le Soltane, ou en d'autres termes le Patron de la ville,  n'a plus de pouvoir ou d'autorité, comme d'ailleurs le "trésor" du court-métrage de M. Bhar, lequel  ne recèle que l'état désolant d'une vacuité inquiétante. L'ironie se dégage de ce décalage ou dissonance entre l'image filmique  et la réalité référentielle.

Mais ce résultat est en vérité la  conséquence quasi inéluctable de toute  la  démarche non seulement cinématographique, mais aussi mentale : le recours à la mémoire nostalgique est un des refuges ou subterfuges que se propose la conscience pour  fuir un présent en crise.

         Tout dans cette Médina-mémoire, telle qu'elle est filmée par les cinéastes tunisiens, est auréolé d'une teinte de beauté, c'est-à-dire une beauté que sécrètent un mur lézardé, un carrelage arraché, un patio investi d'une "faune  humaine"...Le cinéma puise donc sa matière dans une poésie des ruines.

Le cinéaste tunisien serait, dans une certaine mesure, comparable à un romantique qui exprimerait son moi à travers le spectacle d'un temple antique en décomposition. Plus que l'espace lui-même,  la mémoire aussi s'installe dans la douceur d'une nostalgie élégiaque et dans une sorte d'effusion mélancolique.  La preuve que dans ce cinéma, l'imagination ne s'est pas libérée de la pesanteur de l'imaginaire, et  que le cinéaste de la Médina  ne peut entreprendre autre chose que de redessiner le cercle ou la frontière à l'intérieur de laquelle  se jouent les règles d'une mise en scène particulière : l'absence d'horizon n'enferme pas  les personnages. Mais elle fait mieux, elle les contraint à une errance ininterrompue dans  l'espace labyrinthique de la Médina.

Par ce moyen, le cinéma résiste à la manœuvre d'asservissement, pour retrouver  sa vraie  vocation : le cinéma ne reproduit pas le monde. Au contraire  il le déconstruit pour mieux démasquer son mécanisme.

        Kamel Ben Ouanès

                                     Universitaire et critique tunisien



29/08/2008
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