La mémoire physique dans "W ou le souvenir d'enfance" de G Perec
La mémoire physique dans W ou le souvenir d'enfance
de
G. Perec
Écrire le souvenir à partir de l'oubli. Dire l'innommable.
Désigner l'indicible. C'est autour de ce programme paradoxal que s'articule le
texte W ou le souvenir d'enfance. Le
narrateur n'hésite pas à l'affirmer sans détour : Je n'ai pas de souvenirs d'enfance (W p 13) ou encore je sais que je ne dis rien (W p58).
C'est donc face à ce vide ou à ce mutisme que se déploie l'écriture. Dans ce
cas, le narrateur s'applique moins à retrouver un passé, par ailleurs
incertain, qu'à inventer une histoire, une allégorie ou un fantasme.
Le texte de Perec est
construit sous le signe du double : d'un côté, des bribes de souvenirs épars et
brouillés d'un enfant pendant la guerre; de l'autre, le récit d'une cité où la
vie est exclusivement centrée sur les activités sportives. D'un côté, une autobiographie
ponctuée par le doute, l'hésitation et l'émiettement; de l'autre, une aventure
épique, à la fois grandiose et suspecte. Dans ce cas, L'écriture du moi et
l'écriture impersonnelle s'alternent sans se confondre et impriment dans le
texte une trajectoire à double objectif que Perec définit par cette formule :
"rester caché, être découvert
"(W p 14)[1]. C'est sur cette ligne
médiane ou sur cette subtile jonction entre les deux modes d'écriture (parler à
visage découvert et parler derrière un masque) que le moi exprime le mieux son
identité, une identité complexe, embrouillée et insoutenable, si bien qu'elle
nécessite "l'invention d'une machinerie du langage", selon
l'expression de Philippe Lejeune, où le désir de serrer la vérité n'exclut pas
le champ de la fiction.
Pourquoi cette double
trajectoire ? Parce que les fils qui rattachent le moi à son enfance sont
brisés. Et ce n'est pas seulement le passage du temps qui soit à l'origine de
ce sentiment de rupture. "Trop de
choses, écrit-il, m'éloignent à
jamais de ces souvenirs" (W p 47). Dans cette phrase, le terme
générique et englobant "les choses" indique que les raisons de
l'absence de souvenirs d'enfance ne sont pas à chercher seulement dans
l'histoire personnelle, mais aussi dans "une autre histoire,
La loi de l'histoire a
imprimé dans la conscience de l'auteur un sentiment étrange de vacuité et de déracinement, une fêlure, une brisure qui
se mue en une image angoissante, celle d'un moi s'identifiant à l'orphelin, l'inengendré, le fils de
personne. (W p21).
Cependant,
ne pas connaître grand chose de son enfance peut-il gommer définitivement cette
dernière ? L'absence de souvenirs exclut-elle toute chance de leur arracher la
moindre trace?
Face à
cette absence et à ce vide, l'autobiographe se donne pour objectif d'écrire,
c'est-à-dire "d'essayer de retenir
quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse"
autour de lui[2]. Ce projet n'est pas dicté
par un simple exercice mnémonique, mais par une impérieuse nécessité intérieure
: « Mon enfance, écrit-il, est le sol sur lequel j'ai grandi. Elle m'a
appartenu, quelle que soit ma ténacité à affirmer qu'elle ne m'appartient
plus"(W p21). Voilà résumé le paradoxe du projet autobiographique de
Perec : dire qu'il n'a pas de souvenirs d’enfance, et affirmer en même temps
qu'il avait une enfance qu'il doit interroger. Ce sont là les contours et la
trajectoire d'une autobiographie iconoclaste que Perec se propose de composer.
Dans ce cas de figure, se pencher sur
l'enfance rompt avec le ton de la nostalgie, et aussi avec le modèle de
la quête d'un paradis perdu. L'autobiographie perecquienne est le contraire de
la chronique cohérente et continue de la période de l'enfance.
"L'autobiographie classique, écrit Philippe Lejeune, ne convient qu'aux
vies accomplies. A vie brisée, autobiographie oblique"[3],
c'est-à-dire indirecte, déviée et ne s'intéresse qu'à ce qui est en marge ou à
l'à côté.
La représentation classique
du souvenir en tant qu'une immersion dans les méandres de la mémoire s'estompe
dans l'expérience perecquienne et devient impossible. Il n'en reste que le
souvenir qui se confond avec une écriture qui tourne autour d'une sorte de vide
ou d'amnésie. Toutefois, la finalité de cette approche n'en demeure pas moins
une recherche attentive des liens de filiation avec les géniteurs : "J'écris parce que nous avons vécu ensemble,
parce que j'ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de
leur corps ; j'écris parce qu'ils ont laissé en moi leur marque indélébile et
la trace en est l'écriture"(W p 59). Ainsi en affirmant, dès le
chapitre II, qu'il n'a pas de souvenirs d’enfance (W p 13), Perec montre à quel
point le souvenir sur lequel il se penche ne puise pas exclusivement sa source
dans les méandres de la mémoire, mais semble être intimement conditionné par la
recherche de nouvelles modalités d'écriture. Le texte examiné ici n'appartient
à aucun genre des écritures du moi, ni mémoires, ni journal, ni chronique. W ou souvenir d'enfance propose un
autre traitement de l'écriture autobiographique : "Le projet d'écrire mon histoire s'est formé en même temps que mon
projet d'écrire "(W p 41).
C'est pourquoi, l'une des motivations centrales de l'autobiographie,
selon Ph Lejeune, est "d'explorer l'origine existentielle du projet
d'écrire»[4].
Dans ce sens, écrire le souvenir ne vise guère
à célébrer le passé, ni à en faire le
procès, ni encore à comprendre ce qui s'y est passé. Le souvenir sert à autre
chose : essayer de serrer au plus prés une réalité insoutenable, parce que face
aux cauchemars de l'histoire, ce qu'un enfant aurait enregistré ou mémorisé
relève de l'indicible. Mais qu'est-ce que l'indicible dans le registre
perecquien ? "L'indicible n'est pas
tapi dans l'écriture, il est ce qui l'a bien avant déclenchée" (W
p59). L'indicible donne donc le déclic à l'écriture et structure aussi la
matière du texte. Le "Je" scripteur reste en dehors du centre, à la périphérie du
vide qu'il interroge. C'est pourquoi,
l'autobiographe n'écrit pas sous les allures d'un "Je" familier ou narcissique. Devant l'état de
l'innommable, "l'écrire" moderne, comme l'a souligné R. Barthes, est
devenu un verbe intransitif, "l'écrivain n'étant pas celui qui écrit
quelque chose, mais qui écrit absolument"[5].
L'indicible ou l'innommable s'affirme donc comme consubstantiel à l'acte
scriptal lui-même. Cela est d'autant plus vrai que dans l'œuvre de G. Perec le
souvenir est souvent associé à un contexte où règne la contrainte au mutisme(W
p172), à la dissimulation patronymique(W pp35, 52) et au gommage des repères
identitaires. Les personnages avancent masqués, telles des silhouettes amorphes
dans un théâtre d'ombres. Aussi, pour appréhender le monde de l'enfance où le
souvenir se heurte au silence quasi-total de la mémoire, faut-il inventer une approche appropriée qui
s'accommode des lacunes d'un réel
déguisé ou encore d'une vision fragmentée et disloquée des souvenirs
: "Ils (les souvenirs) sont comme cette écriture non liée, faite de lettres isolées incapables de se souder entre
elles pour former un mot (...)ou comme ces dessins dissociés, disloqués , dont
les éléments épars ne parvenaient presque jamais à se relier les uns aux autres"(W
p93).
Ce qui importe donc dans la démarche
perecquienne, c'est moins la matière du souvenir que les modalités de son
écriture et le dispositif formel de son inscription. Ce type d'écriture "
coïncide avec une volonté d'explorer la mémoire, non dans son contenu, mais
plutôt dans son fonctionnement, dans son travail[6].
Autrement dit, le programme autobiographique correspond à un double effort :
d'un côté, exhumer des souvenirs imprécis, fuyants ou ensevelis; de l'autre,
fabriquer de toutes pièces des souvenirs destinés à être récoltés ultérieurement[7]. L’autobiographe
s'efforce de retrouver les traces de son passé et d'assembler les éléments
disséminés de son enfance. Pour ce faire, Perec a eu recours d'abord au procédé
classique : recueillir les témoignages de proches parents, pour y puiser la
preuve tangible de l'authenticité de son souvenir. Mais ces témoignages
recueillis ne lui renvoient qu'une image incertaine et défaillante de sa
mémoire. C'est pourquoi, et contrairement à l'autobiographie classique où les
récits colportés par les parents tissent une mythologie personnelle autour du
moi, chez Perec, le discours des autres confine le moi dans un état d'incertitude,
d'isolement et d'abandon.
Puis, face à la défaillance de la mémoire, la
tentation de céder à l'imagination, à l'invention ou au fantasme apparaît comme
un moyen de conjurer l'angoissante absence ou disparition des traces de l’enfance
(W p46). Dans ce cas, la fabulation joue
en quelque sorte le rôle d'un souvenir-écran, si bien qu'on pourrait dire que
toute la partie fictionnelle du texte, celle consacrée à la cité olympique W,
serait une mise en abyme de cette grande part de silence et de non-dit que
charrient les souvenirs d'enfance.
Tout
laisse à penser donc qu'écrire le souvenir d'enfance relève d'un projet
impossible ou tout au plus de sa transfiguration sur le mode de la fiction et
du fantasme. En effet, face à un écran gommé, vide et hanté par l'idée de la
mort et de la disparition, l'autobiographe tente désespérément de repêcher
quelques signes ou de capter quelques traces de son enfance. Mais cette tâche
n'est pas commode, car ces traces sont souvent traumatisantes pour lui : "Je sais que ce que je dis est blanc, est
neutre, est signe une fois pour toutes d'un anéantissement une fois pour toutes"(W p 56). Il fallait donc le détour de la
fable pour que ces traces puissent être traduites d'une façon
"oblique", c'est-à-dire selon
une démarche qui permet au moi de
transcender l'événementiel et s'écarter du vécu immédiat. Le moi peut alors se cacher derrière la figure
neutre d'un personnage-narrateur et marquer ainsi une distance entre le moi
vécu et le moi scripteur.
Si le texte autobiographique proprement dit est construit
autour de l'idée de la disparition, celle de la mère, le texte fictionnel est
programmé également par le même principe de disparition, celle d'un enfant
autiste dont on cherche à retrouver les traces, après avoir perdu lui aussi sa
mère.
Dans les deux parties de W ou le Souvenir d'enfance, la
disparition n'est pas seulement synonyme de mort. Elle souligne surtout
l'évanescence de toute trace et de tout lien de filiation. Il n'y a ici ni
corps, ni même sépulture. L'autobiographe est confronté au néant. L'absence du
corps de l'être disparu constitue le noyau autour duquel Perec construira son
autobiographie. En effet, s'interroger sur le corps disparu de la mère, ou
enquêter sur l'enfant disparu par le narrateur du récit de la cité de l'île du
feu, revient à transformer le corps en corpus et à conjurer l'absence par une
présence pléthorique du corps qu’exige l’organisation de la cité olympique.
Le corps- corpus
focalise toute l'attention de
l'autobiographe et justifie à lui seul son projet. Que l'autobiographe évoque
une blessure ou rappelle une chute ou les effets d'une bousculade, pour lui la
mémoire physique apparaît comme un commémoratif du corps. Dans ce sens, le
corps de l'enfant Perec fait fonction d'une métonymie du corps de la mère
disparue. C'est donc autour des sensations physiques et aussi des marques
inscrites dans son corps que Perec structure la matière de son souvenir et l'identité de son moi.
Nous pouvons dégager trois
cycles de souvenirs en rapport avec le corps: le corps mutilé, le corps puni et
culpabilisé et le corps transcendé et touché par la grâce de la création.
A- Un souvenir
récurrent et obsessionnel ponctue l'ouvrage : la mère accompagne son enfant qui
avait le bras en écharpe à la gare de Lyon. Elle le confie à un convoi de la
Croix-Rouge qui part pour Grenoble, en zone libre et met entre ses mains un
illustré représentant Charlot en train de sauter en parachute.
Ce souvenir a été réécrit plusieurs
fois dans l'ouvrage. Chaque nouvelle variante rajoute ou retranche quelques
éléments, avec l’intention affichée de l'examiner et de l'éclairer, chaque fois,
sous un angle différent. Ces variations autour d'un corps blessé (le bras en
écharpe) ou d'un corps en parachute (Charlot) conduisent l'auteur à apporter
quelques rectifications : " Bien que
je n'aie rien de cassé, je porte le bras en écharpe"(W p 41).
Donc, la blessure de l'enfant serait un simulacre auquel la mère a eu
recours pour pouvoir sauver son fils. Mais, dans une autre version du souvenir,
la tante de l'auteur renie même l'existence du port de l’écharpe : " Ma tante est à peu près formelle : je
n'avais pas le bras en écharpe, il n'y avait aucune raison pour que j'aie le
bras en écharpe. C'est en tant que fils de tué, orphelin de guerre, que
La scène de la gare de Lyon
fonctionne dans le texte comme le foyer d'une réfraction d'images, de
métaphores ou d'allégories qui expriment, selon le procédé de télescopage, le
moment décisif de la séparation avec la mère.
Un peu plus tard, après son
arrivée à Grenoble, l'enfant portait un bandage, à la suite d'une opération
chirurgicale. Mais là aussi, le souvenir est frappé de doute et d'incertitude.
Non seulement, le passage commence par l'adverbe dubitatif
"peut-être", mais aussi, les versions
des proches parents étaient
contradictoires sur la nature ainsi que sur la date de l'opération : " J'ai été opéré à la fois d'une hernie et
d'une appendicite (on aurait profité de la hernie pour m'enlever
l'appendicite). Il est sûr que ce ne fut pas dès mon arrivée à Grenoble. Selon
Esther, ce fut plus tard, d'une appendicite. Selon Ela, ce fut d'une hernie,
mais bien avant, à Paris, alors que j'avais encore mes parents" (W
p77). Les oppositions sont radicales. Chacun des actants se retranche derrière
sa position et en livre une version contradictoire. Mais, c'est celle de
l'auteur qui semble être la plus explicite : "On aurait profité.....pour
m'enlever). Le champ sémantique,
ainsi que le pronom indéfini On,
marque une distance avec le corps médical, désigné comme responsable d'une
ablation dictée par une opportunité
injustifiée et douteuse. Entre des mains qui sont censées le soigner, le corps
est mutilé. Dans ce sens, nous pouvons dire que le souvenir s'articule autour
de la métaphore de la mutilation. Séparé de ses parents et des siens en
général, le moi se forge une représentation traumatique de son corps.
Il apparaît évident
que l'intérêt du souvenir ne se mesure
pas en fonction du degré de sa
conformité à la réalité vécue. L'autobiographe exprime la signification
implicite et souterraine de son souvenir à travers le prisme de l'allégorie ou
du fantasme au centre duquel le corps est à
la fois matière et objet de sa
mise en scène. La preuve que Perec "ne considère pas les souvenirs comme
autant de produits immuables disponibles une fois pour toutes, mais comme des
choses vivantes susceptibles d'évoluer en même temps que leur propriétaire"
(7). Cela signifie que la mémoire n'est pas une matière qu'on exhume des plis
du passé. La mémoire est une reconstruction du présent de l'écriture,
c'est-à-dire qu'elle est toujours en devenir.
-B Le deuxième cycle de souvenirs est en
relation avec le thème de la punition injuste, ou plus précisément avec celui
de la culpabilité de la victime innocente. Le fil conducteur qui se tisse entre
les différents souvenirs concernés par ce thème, montre comment le sentiment de l'innocence se
renverse peu à peu et donne naissance à un sentiment de culpabilité. Là aussi,
c'est le corps qui en subit les effets et en porte les stigmates.
Donnons à ce propos deux
exemples. Dans le premier, l'enfant obtient de sa maîtresse une médaille qui
récompense ses efforts en classe. Mais à la sortie du cours, l'enfant, pris au milieu d'une bousculade
dans l'escalier, fait tomber une petite fille. La maîtresse a cru qu'il l'a
fait exprès. Alors, pour le punir, elle lui arrache la médaille sans écouter
ses protestations d'innocence. (W p75-76)
Dans le deuxième souvenir,
l'enfant a enfermé une petite fille dans un cagibi où l'on range les balais. Ce
geste, l'enfant affirme qu'il ne l'a pas
fait exprès, alors que tout le monde pense que c'était lui le coupable et exige
qu'il le reconnaisse. Mais l'enfant refuse de l'avouer, si bien qu'il a été mis
en quarantaine; et pendant plusieurs
jours, tout le monde à l’école refuse de lui adresser la parole. (W
p 172-173)
Dans ces deux souvenirs,
l'enfant est accusé, selon lui, à tort, d'un acte qu'il n'a pas commis. Ses
protestations n'ont pu triompher de l'autorité aveugle qui l'a condamné. Mieux
encore, la réaction violente de la maîtresse, dans le premier souvenir, et la
ligue de ses camarades de classe contre lui, dans le deuxième, lui ont arraché
toute chance de prévaloir son innocence.
Le souvenir opère ainsi un
renversement de situation : la victime apparaît aux yeux des autres sous les
traits d'un coupable. Il ne s'agit pas là de la dialectique classique de la
victime et du
bourreau, mais d'une fusion entre innocence et culpabilité. Ce qui correspond à
l'archétype de la victime sacrificielle,
dans la mesure où l'enfant, tout en étant innocent, incarne une certaine forme
de culpabilité désignée par l'autre ou par le groupe. Cette violence qui
s'exerce sur l'enfant n'est pas seulement morale ou psychologique, mais aussi
physique. En effet, quand la maîtresse arrache la médaille à l'enfant, ce dernier sent aussitôt une
poussée dans le dos et surtout cette "sensation
kinesthésique de ce déséquilibre
imposé par les autres, venu d'au-dessus de moi et retombant sur moi, reste
fortement inscrite dans mon corps
" (W p75-76). Le sentiment d'injustice se mue en
douleur physique et indique que la mémoire dans l'écriture de Perec ne relève
pas de l'affect, car il s'agit plutôt d'une mémoire physique ou sensorielle.
Dans le deuxième souvenir, l'enfant, accusé
par ses camarades d'avoir enfermé la petite fille dans le cagibi, se voit piqué
par une abeille : "Une abeille se
posa sur ma cuisse gauche. Je me levai brusquement et elle me piqua. Ma cuisse
enfla d'une façon colossale (...). Pour tous mes camarades, et surtout pour moi-même, cette piqûre
fut la preuve que j'avais enfermé la petite fille : c'était le Bon Dieu qui m'avait puni. "(W 173)
L'intervention divine finit
par amener l'enfant à entériner sa culpabilité. Nous sommes dans un contexte où
l'on ne cherche pas à démontrer la vérité ou à l'argumenter, mais tout simplement à l'énoncer, à la
décréter. Le corps puni est un corps coupable. Le stigmate qui le frappe est la
preuve intrinsèque de sa culpabilité. Dans ce cas, au cœur du souvenir de l'innocence brimée, un lien
s'établit entre violence et sacré ou encore entre une foule accusatrice et un
dieu vengeur. Face à ce constat, l'enfant, en tant que victime sacrificielle,
ne réagit guère. C'est presque en spectateur distant qu'il observe les
événements qu'il subit. Toutefois, son attitude soumise et impuissante n'est
pas un acquiescement à l'ordre du monde.
Le trouble qui a animé l'enfant, Perec
l'autobiographe le cache derrière une ironie légère, ou encore derrière une
subtile stratégie de dérision, en procédant à des digressions où il porte un
intérêt attentif et obsessionnel à des choses anodines, banales ou encore
volontairement transposées dans un contexte en décalage avec leur sujet.
Donnons à ce propos un exemple : Au moment où l'enfant constate combien sa cuisse
est enflée d'une façon démesurée par la piqûre de l'abeille, il s'engage dans
des considérations savantes sur les catégories d'abeilles : "C'est à cette occasion que j'appris la
différence qu'il y a entre une guêpe, foncièrement inoffensive, et une abeille,
dont la piqûre peut dans certains cas être mortelle ; le bourdon ne pique pas;
mais le frelon, heureusement rare, est encore plus à craindre que l'abeille
" (W p 173).
Ce discours d'entomologie constitue un dévoiement, un déplacement
d'intérêt par rapport à la gravité de
l'état de l'enfant. On pourrait supposer que le but recherché est d'éviter
l'emphase et de dédramatiser une situation perçue comme tragique. Ainsi, en
adoptant un ton neutre et froid et en multipliant les digressions où se déploie
une nette curiosité encyclopédique, l'autobiographe s'évertue-t-il à délayer le
caractère troublant du souvenir et le réduire à un état de porosité et
d'insignifiance. Ce procédé et cette finalité, Perec les désigne par
l'expression " les thérapeutiques
imaginaires " (W p 10). Dans ce sens, le souvenir devient
mensonge dont la fonction est de cacher l'horreur de la réalité. L'écriture
autobiographique présente donc l'envers de cette réalité : " Je me demande si ce souvenir ne masque pas
en fait son exact contraire : non pas le souvenir d'une médaille arrachée, mais
celui d'une étoile épinglée " (W p 76).
C- La troisième catégorie de souvenirs est en rapport avec
l'art et la création. Le souvenir qui focalise, à ce propos, l'intérêt de
Perec, porte sur une cicatrice située à sa lèvre supérieure. Cette blessure est
le résultat d'une agression ou d'une réaction violente d'un skieur après que le
bâton de ski du jeune Perec lui a frôlé le visage.
Cette trace aura une
importance capitale aux yeux du futur écrivain. Perec n'a guère cherché à la
dissimuler. Bien au contraire. Il l'a affichée comme "une marque personnelle et un signe distinctif "(W
p141) qu'il tenait à signaler sur son livret militaire : " Ce n'est peut-être pas à cause de cette
cicatrice que je porte la barbe, mais c'est vraisemblablement pour ne pas la
dissimuler que je ne porte pas de moustaches "(W p142).
La cicatrice ne sera pas un simple trait de
visage. Elle sera surtout le centre d'une constellation de références et
d'indications autour de laquelle prendra forme et substance l'œuvre à venir de
l'auteur. En effet, la cicatrice lui fera préférer, à tous les tableaux exposés
au Musée du Louvre Le portrait d'un
homme, dit Le Condottiere d'Antonello de Messine, qui représente un homme
de
La
cicatrice irradie donc sur l'ensemble de l'œuvre et tisse des liens de parenté
entre les différentes figures appartenant au domaine de l'art, de la
littérature ou du cinéma. Donc, ce qui était à l'origine une agression, une
violence physique, devient, par un effet de jeu de miroir, ou un jeu de
dédoublement, un principe générateur de création. La cicatrice s'érige ainsi en
signe emblématique d'une communauté de cicatrisés où chaque membre appelle son
double, comme si l'absence et la disparition, qui étaient jusqu'ici les thèmes
récurrents dans l'œuvre de Perec, marquaient
ici un point d'arrêt. L'autobiographe n'est plus seul. Il est entouré
des membres de la famille des cicatrisés, exactement comme fut l'enfant à l'âge
de trois ans, entouré chaleureusement du
cercle de la famille : " Cette
sensation d'encerclement (...) est protection chaleureuse, amour : toute la
famille, la totalité, l'intégralité de la famille est là, réunie autour de
l'enfant (...) comme un rempart infranchissable. Tout le monde s'extasie devant
le fait que j'ai désigné une lettre hébraïque
en l'identifiant : le signe aurait eu la forme d'un carré ouvert à son
angle inférieur gauche (...). La scène tout entière, par son thème, sa douceur,
sa lumière, ressemble pour moi à un tableau, peut-être de Rembrandt ou peut-être
inventé qui se nommerait "Jésus en face des Docteurs". (W pp 22-23). Le télescopage entre ces deux
souvenirs montre que dans le système perecquien, le signifiant, qu'il soit sous
forme d'une lettre de l'alphabet ou sous forme d’une cicatrice sur le
visage, tisse un réseau de liens intimes autant avec le domaine de la création
et de l'art, qu'avec le domaine de la langue perçue comme foyer de l'ancrage
familial. La preuve que le souvenir chez Perec n'est pas souvenir d'une scène
ou d'un événement, mais "souvenir du
mot, seul souvenir de cette lettre devenue mot " (W p 105).
De ce
point de vue, le sens de la cicatrice
est forcément polysémique. D'abord, si la cicatrice est un signe générateur de
création, c'est surtout parce qu'elle
est visible, lisible, palpable, et non sujet au doute ou à l'incertitude,
comme dans les autres catégories de
souvenirs où les maux qui touchent le corps
demeurent confinés dans des supputations et des hypothèses inextricables.
Ensuite, la cicatrice,
trace tangible et signifiant explicite, établit une parenté avec les signes de
l'écriture, car c'est à partir de cette marque, dans la chair, que Perec, comme
l'a noté Michel Contat, a misé "
sur le jeu de l'écriture et sur l'écriture comme jeu absolument
nécessaire"[8] . Jean Duvignaud,
professeur de Perec en classe de philo, et porteur lui-même d'une cicatrice sur
le visage, considère, dans un court ouvrage à la mémoire de son élève, que la
cicatrice de Perec est "Un signe, un emblème, un lien avec soi, soi seul, pour
qui le passé, l'enfance sont encore obscurs. Un lien avec un être qui n'est pas
encore et qui se fait, là, sous nos yeux. Écrire, écrire, oui, pour donner à ce
stigmate (...) la force d'exister qui importe»[9].
L'enfant orphelin,
confronté au silence et à la disparition, puise dans l'emblème de la cicatrice le fondement
d'une gémellité. Celle-ci se cristallise
dans la marque commune de la chair, et
aussi dans une intime parenté artistique.
Si dans
les deux premières catégories de souvenirs, le corps de l'enfant est condamné à
l'isolement, à la meurtrissure et à une mise en quarantaine, dans cette
troisième catégorie, l'agression est transcendée, car la marque qu'elle imprime
dans le corps de l'autobiographe est ennoblie par son ancrage dans le domaine de
l'art. Perec prend ainsi à son compte la citation de Malraux :" L'art,
c'est l'anti-destin". La littérature est une revanche contre les affres de
l'histoire.
La mémoire physique s'articule donc autour d'un mouvement
dialectique. Aux images de la mutilation ou de l'amputation du corps,
l'autobiographe greffe des images qui transforment l'agression physique en une
source de lien ou de parenté avec une certaine représentation artistique et
littéraire du moi.
Mais malgré ce
résultat, le texte de Perec ne gomme
pas sa racine. Celle-ci demeure
continuellement affichée. C'est une
structure vide, une absence qui se confond avec l'idée de la disparition, celle
du corps de la mère dans le texte autobiographique ou celle de l'enfant dans la
fiction de W. Dans les deux cas, l'écriture, pour pouvoir confronter l'idée du
néant ou "d'anéantissement", adopte une démarche oblique,
c'est-à-dire déviée et indirecte où l'espace littéraire s'occupe de la
circonférence sans pouvoir aller vers le centre, car ce dernier, étant
traumatisant, relèverait d'un signe brisé.
Constitué de deux textes
que tout sépare (la graphie, le genre, l'univers, le style), l'ouvrage de Perec
déroute aussi bien par son caractère fragmentaire que par une discontinuité
entre ses deux parties, séparées par trois points de suspension. L'ouvrage est
construit donc comme un puzzle ou plus précisément comme une suite de fragments
collés les uns aux autres autour d'une fissure ou d'une absence irréparable,
c'est-à-dire autour d'une ellipse ou d'un hiatus.
Dans le W ou le
souvenir d'enfance, ce n'est pas le signifiant qui disparaît (comme la
lettre E dans
Le projet autobiographique de
Perec consiste à interroger le liposème ou cette ellipse sémantique, nullement
dans le but de recomposer les épisodes de l'enfance. Perec ne cherche guère à
raconter sa vie, mais à décrire sa mémoire, une mémoire fissurée, minée et
rongée par plusieurs zones obscures et troubles. Il est impossible pour Perec
de retrouver le temps perdu. L'écriture autobiographique s'applique plutôt,
selon Bernard Magné, à souder le maillon parental manquant qui le lie aux
siens. : "J'écris... parce que j'ai
été parmi eux, ombre au milieu de leurs
ombres, corps prés de leur corps, j'écris parce qu'ils ont laissé en moi leur
marque indélébile et la trace en est l'écriture. "(p59).
Mais l'écriture ne peut
être la trace de ces corps absents ou disparus que dans la mesure où elle
(renvoie) à un autre corps blessé, meurtri et souffrant. C'est le corps du
survivant, du rescapé du naufrage de l'Histoire. Celui de l'enfant devenu
écrivain. C'est pourquoi, revisiter l'enfance, c'est conduire l'autobiographe
Perec à revisiter la mémoire physique, c'est-à-dire les sensations de douleur,
de blessure, d'étouffement qui avaient émaillé son enfance et façonné sa
subjectivité.
Cela signifie que
l'autobiographie perecquienne concerne moins la vie de l'homme que son projet
d'écrire et de décrire sa mémoire.
Autrement dit, l'autobiographe Perec vise à dire ce qu'il est et non ce qu'il a fait.
Ce qui revient à dire que l'autobiographie serait ici un autoportrait, selon le sens que donne
Michel Beaujour à ce terme, dans le mesure où dans l'autoportrait, la mémoire
physique ou sensorielle autorise, grâce à une rhétorique neutre et distante, de
dépasser la subjectivité et chercher à épouser un schéma impersonnel. En
d'autres termes, le corps appréhendé comme corpus ou matrice du discours du moi, donne à
l'écriture une fonction précise : se protéger contre l'histoire, ou plutôt
contre la subjectivité confrontée aux affres de l'histoire.
Kamel Ben Ouanès
[1] - "L'écriture de
W, remarque C. Burgelin, prend source et sens dans ce tournoiement entre dire
et taire, montrer et cacher, fuir et être trouvé". (Georges Perec, Les contemporains- Seuil, 1978. p141).
[2] - Idem
[3] - Philippe Lejeune : La mémoire et l'oblique, Georges Perec, Édition POL, 1991, p15.
[4] Ibid p15
[5]R. Barthes : Le Bruissement de la langue, Seuil, 1984, p28.
[6]
- Isabelle
Dangy, Etude sur W ou le souvenir d'enfance. Ellipses Éditions 2002, P8.
[7] Ibid. p 82
[8] Michel Contat : « Perec, l’écriture de la disparition » in Le Monde, dossiers littéraires, n°6, Janvier 1995.
[9] Jean Duvignaud : Perec ou la cicatrice, éd. Actes Sud. 1993.
[10] Magazine littéraire, n° 316, Georges Perec, décembre 1993, p.20-21.