Kamel Ben ouanès

Kamel Ben ouanès

Le cinéma tunisien en quête d'identité



 

 

 

 

LE CINÉMA TUNISIEN

EN QUÊTE  D’IDENDITÉ

 

        

                                                                           Par Kamel Ben Ouanès

 

 

 

Protocole de négociation

 

         Etudier l’histoire du cinéma tunisien pendant les trois premières décennies de son existence ne doit pas faire abstraction de cette loi fondamentale du mécanisme de la création : on ne crée rein à partir de rien. C’est plutôt  dans un processus d’imprégnation ou de filiation avec un modèle, ou avec une source du patrimoine que le projet artistique puise l’ordre de sa matière  et le sens de sa configuration.

         Cela signifie que les balbutiements du cinéma tunisien , depuis 1966, date de la réalisation  du premier  film entièrement tunisien, doivent être perçus, avant tout, sous les traits d’un protocole de négociation avec l’Histoire du cinéma mondial. En d’autres termes, la question que les premiers cinéastes tunisiens s’étaient posée d’une manière intime et lancinante  était de savoir  comment la culture et la réalité tunisienne et aussi les traits de l’homme tunisien pouvaient devenir une matière filmique. Ou encore, comment le regard du cinéaste transforme ce qui était jusqu’ici de l’ordre de l’environnement quotidien ou prosaïque, en une image qui a la même force de représentation et la même charge d’émotion que les grands films du répertoire du cinéma mondial.

         Durant toute cette première période de gestation, le cinéaste tunisien était d’un côté  en face d’une longue et imposante tradition cinématographique tant occidentale qu’arabe ou asiatique ; et de l’autre en face du réel tunisien avec ses composantes et ses contrastes multiples. Certes, le cinéma Occidental donnait au cinéaste tunisien des repères et des modèles d’approches,  par les qualités esthétiques et les valeurs universelles  qu’il véhiculait ;  mais en même temps, ce cinéma demeurait obligatoirement extérieur à sa réalité immédiate, puisqu’il ne représente pas autre chose que l’Autre et l’Ailleurs, c’est-à-dire un monde soumis à d’autres lois sociales, politiques et économiques.

         Une chose est sûre : la genèse de l’idée des premiers films tunisiens se situe notamment dans ce double besoin : d’abord rester proche de tel ou tel modèle du cinéma mondial. Et ensuite puiser les sujets dans le réel social et historique de la Tunisie. Le premier besoin avait pour fonction de conférer une caution de crédibilité à l’acte filmique, le second devait garantir une part de légitimité et d’originalité à cet acte.

         Le cinéaste tunisien ne partait pas plus du réel tunisien que de sa culture cinématographique ou réciproquement. Au contraire il y avait chez lui un désir profond et intime, et sans doute inavoué, de créer un équilibre, une synthèse entre ces deux versants qui composent son identité et son statut d’artiste. Une telle lecture des premières années de gestation du cinéma tunisien ne doit guère nous étonner. Pour nous en convaincre, il suffit de rappeler l’impact et la fascination que les grandes tendances du cinéma mondial avaient exercés autant sur le public que sur les cinéastes eux-mêmes dont l’écrasante majorité avait   fréquenté les écoles de cinéma en Europe, et notamment en France.

         En Effet, quand le cinéma national a vu le jour au milieu des années soixante. La scène cinématographique dans le monde était traversée par des courants contradictoires et sans cesse audacieux où la tendance à la rénovation, voire à la rupture menait un dur et éternel combat à la tradition et à l’académisme. Au  cours de ces années, l’école de la Nouvelle Vague en France, comme le Néo-Réalisme en Italie continuaient à susciter l’adhésion du public et l’engouement de plusieurs cinéastes. Aussi de nouvelles notions tout à fait iconoclastes, eues égard à l’esprit de l’époque, comme le cinéma indépendant ou encore le cinéma d’auteur, ont-elles commencé à modifier le comportement du cinéaste devant les systèmes de production. Mais en même temps, la machine de Hollywood et les mélodrames égyptiens jouissaient toujours d’une large audience et d’une incontestable popularité auprès du public. Ajoutons à cela, un autre facteur non moins négligeable dans cette mosaïque de tendances du septième art : dans les années soixante, beaucoup plus que dans la décennie précédente, le choix chromatique entre le noir et blanc et la couleur ne relevait pas d’une simple option technique ou financière, mais engageait le cinéaste dans des modalités précises d’écriture filmique dont les implications ne sont pas seulement esthétiques. mais aussi éthiques et culturelles. Dans ce sens. la couleur imprime dans l’imaginaire des cinéastes (autant que dans celui du public) une vision nouvelle  du monde et surtout des traits emblématiques et particuliers à chaque culture (comme le ciel bleu dans les pays  méditerranéens. La terre rouge en Afrique ou la blancheur immaculée de certaines habitations au Maghreb…). La couleur a brisé ainsi l’uniformité des gammes qu’on relevait dans les films noir et blanc et a introduit la loi de la spécificité ou de la démarcation géoculturelle.

         Cela est suffisant pour nous autoriser à dire que les années soixante ont marqué une étape importante de mutation dans l’histoire du cinéma, non seulement en raison de la formidable évolution de la technologie audiovisuelle, ni encore parce que c’est la décennie où les pays fraîchement  indépendants ont commencé à produire des films, mais surtout par le fait même que c’est pour la première fois, sous l’influence d’approches critiques, sociolinguistiques et formalistes, que le cinéma est appréhendé comme une forme dont l’organisation et la cohérence sont régies par la stratégie subtile de la communication.

         Dans  ce contexte général, le cinéaste tunisien ne conçoit pas le projet de son film à partir  de son seul réel social immédiat, mais aussi à partir d’une certaine imprégnation de plusieurs modes d’écriture cinématographique.

         C’est cette vérité simple et non moins problématique qui explique les sources du film  tunisien des années soixante.

El Fajr (l’Aube) de Omar Khlili (1966) raconte un épisode de la lutte de libération nationale, avec une intention évidente de présenter une image fidèle  de la société tunsienne dans ses différentes  composantes sociale, politique et ethnologique. A ce programme, le cinéaste a imbriqué une autre dimension : El Fajr n’est  pas seulement un film d’histoire. Il se veut aussi un film d’action, puisque tous les ingrédients du genre sont là : des scènes d’affrontement, des scènes de poursuite et une intrigue quasi policière qui relègue au second plan le sujet historique. Mieux encore, le film de Omar Khlifi est agrémenté de quelques chansons dont la fonction essentielle est de marquer de « petites pauses »  dans l’aventure des personnages. El Fajr se situe, de toute évidence sur une ligne médiane entre deux filiations du cinéma commercial : le film d’action  et  le mélodrame égyptien.

Rencontre naturelle dans une Tunisie tournée à la fois vers l’occident et vers l’orient, et habitée par un désir profond de réconcilier en elle ce double attachement. Mokhtar de Sadok Ben Aïcha (1968) et Une si simple  histoire de Abdellatif Ben Ammar (1969) s’interrogent tous les deux sur le rôle et le statut de l’intellectuel dans la société tunisienne des années soixante. Mokhtar, le personnage du film de Ben Aïcha  est un romancier qui entreprend d’écrire l’histoire d’une jeune fille en rupture avec son passé.

De même, chamseddine, le héros du film de Ben Ammar, est un jeune cinéaste  qui s’apprête à tourner  un film sur la situation des ouvriers  tunisiens en France. Dans les deux cas, la confrontation avec les exigences de la création va conduire les personnages à découvrir à leurs dépens le hiatus qui existe entre leur projet et leur être ou  encore entre leur désir et la réalité. Conséquence immédiate : leur regard extérieur et quasi-abstrait en face de la réalité va se muer en un regard intérieur et en une introspection de leur conscience intime.

         Cependant, ce n’est pas l’aura intellectuelle du personnage qui va déterminer le style de ces deux films, c’est plutôt le souci  de  deux cinéastes de s’inscrire dans une filiation avec  certaines tendances du cinéma occidental, notamment la Nouvelle Vague en France ou le cinéma d’auteur. En d’autres termes, la démarche d’un certain cinéma occidental d’intropection psychosociale fait office de moule d’expression ou d’approche modèle pour examiner la problématique du statut de l’intellectuel ou de l’artiste arabe. Par ce moyen, Sadok Ben Aïcha et Abdellatif  Ben Ammar traduisent le malaise ressenti par les cinéastes tunisiens devant  les difficultés d’exprimer le réel, comme en témoignent  l’attitude  du personnage de mokhtar ou celui de Chamseddine . Pour ces deux  figures d’artistes, le problème majeur de la création réside essentiellement dans cet effort désespéré de transcender  la dissonance qui se dessine de plus en plus gravement devant eux entre le réel et sa représentation . Et voilà par un surprenant ricochet métonymique que Mokhtar et Une si simple histoire illustrent ce que d’aucuns nomment « le mal d’acculturation » et qui affecte déjà pour une bonne part la création artistique en Tunisie.

         Cet aspect apparaît  d’une manière encore plus nette dans la Mort Trouble de Férid Boughdir et Claude d’Anna (1969) et Yusra de Rachid  Ferchiou (1972). Les deux films  ont adopté un langage symbolique où le goût de formalisme et la délectation esthétisante jettent un voile épais sur la réalité tunisienne immédiate. Les deux œuvres baignent  dans un onirisme et une vision fantasmagorique. Dans la Mort Trouble, un vieillard est assassiné par ses trois nièces. Mais cet acte de révolte s’avère inutile pour elles. De nouveau, les trois filles seront dominées et soumises à l’autorité de leur domestique.

Dans Yusra, une belle inconnue émerge des flots des rivages de Carthage et passe une nuit d’amour avec le jeune peintre Sadri. Ce dernier découvrira plus tard que Yusra est un des noms de Didon, fondatrice de Carthage.

         Les deux films se rattachent à de grands mythes et proposent une adaptation moderne et poétique de la figure troublante d’Eros-Thanatos.  Mais dans les deux cas, le substrat culturel et social est aseptisé et hissé au rang d’une beauté archétypale. Il apparaît évident que les auteurs de La Mort Trouble et de Yusra ont adopté une approche où le dévoilement de la vérité passe par une dénudation du corps. Une telle démarche est d’autant plus iconoclaste dans le cinéma  arabe en général qu’elle marque un rapprochement ou mieux encore une parenté avec le cinéma occidental. Cela justifie dans une certaine mesure, la participation d’un Français, en l’occurrence Claude d’Anna à la co-réalisation de La Mort Trouble, et surtout le recours exclusif à des comédiens européens pour camper les personnages principaux de ces deux films (particulièrement les personnages féminins ).

         A ce propos, si on admet, sans difficulté, que certaines considérations morales (et sans doute des exigences de coproductions) ont empêché les actrices tunisiennes (supposons qu’elles existent) de jouer de tels rôles, on ne peut nier le fait que dans l’imaginaire du cinéaste tunisien le corps dénudé ou l’érotisme ne peuvent (du moins pendant cette période) épouser les traits d’une tunisienne. Il faut  attendre encore les années  quatre vingt pour que le nu soit rattaché à une figure tunisienne. En tout cas, dans toutes les expériences que nous venons d’évoquer, le cinéma apparaît encore, comme nous l’avions souligné plus haut, au stade du protocole  de négociation avec le cinéma mondial, puisque le cinéaste, quel que soit son degré de conscience ou la nature  des rapports qu’il a avec le réel et le patrimoine culturel et historique tunisiens, se sent « obligé»  de passer par une médiation, afin d’y puiser sa démarche ou encore une légitimité nécessaire à son acte filmique.

         Cependant cette approche récurrente dans le cinéma tunisien en gestation n’est pas systématique. En effet, il y a un film qui a opéré une rupture avec cette règle. C’est Khelifa le teigneux de Hamouda Ben Halima (1969). Initialement  destiné à la télévision, ce film est une adaptation d’une nouvelle de l’écrivain tunisien Béchir Kheraïf : Kélifa est devenu chauve à la suite d’une maladie de la peau. Son « infirmité » physique, appréhendée dans l’imaginaire collectif comme une forme de castration, l’autorise à accéder aux cercles intimes et privés des femmes, dans plusieurs maisons de la Médina de Tunis.

         Le film de Hammouda Ben Halima ne cultive pas le trompe-l’œil ou le culte du beau, ou à composer une esthétique accrocheuse. Bien au contraire. La caméra de Ben Halima n’a d’autre tâche qu’à  vouloir suivre les personnages  qui lui échappent continuellement et qui s’évanouissent dans le hors champ aussitôt qu’ils émergent devant l’objectif. Ce qui compte ici, c’est moins l’histoire que le film raconte ou la structure de la narration filmique que ce jeu de cache-cache discret et pudique qui s’installe entre la caméra et les acteurs. On a beau chercher dans l’histoire du cinéma des références précises ayant déterminé le style de ce film, on ne les retrouvera guère. Cependant, Hammouda Ben Halima n’avait pas l’ambition d’inventer un nouveau cinéma. Mais il a fait mieux. Il a montré que le langage  filmique ne peut relever d’une  syntaxe irréductible. Autrement dit, Khélifa le teigneux confirme la règle selon laquelle il n’y a de véritable création que dans l’écart qui se démarque de la norme et du modèle consacré.

         La liberté de mouvement dont jouit le personnage de khélifa  dans une société fortement dominée par la gent  masculine, implacable et jalouse de son pouvoir, n’est-elle pas une exception à la règle ? Aussi parce qu’il communiquait sans obstacle aussi bien avec les hommes  qu’avec l’univers intime des femmes , le teigneux parvient-il à saisir que le monde dans lequel il se trouve est affecté par le stigmate de l’hypocrisie et aussi par le mal de la fausse pudeur et du désir insatisfait.

         Ainsi la démarche de Ben Halima semble lui être dictée par la logique inhérente à la conduite de son personnage.  Et là, nous voyons que la distance entre forme et fond (préoccupation constante de tout cinéaste) s’estompe ici presque naturellement au gré de cette corrélation intime qui s’établit entre les deux. Dans Khélifa le teigneux le cinéma n’apparaît guère comme le champ d’une esthétique élaborée, mais plutôt comme l’art du vrai, celui qui permet de découvrir les recoins secrets des êtres et l’espace de leur drame. Et c’est précisément là où réside le mieux l’intérêt du film : il montre une des voies possibles où le réel tunisien peut devenir une matière filmique. En effet, il ne s’agit pas pour Hamouda Ben Halima de transposer le réel, comme avait essayé de le faire Ahmed Khéchine dans sous La Pluie de l’Automne (1969), ni encore de le transfigurer, comme Férid Boughedir ou Rachid Ferchiou, mais plutôt d’accepter l’aventure du tâtonnement et le risque de se tromper, d’effleurer les choses et de contourner les composantes du réel, en érigeant ainsi cette même conduite hésitante en modèle ou en procédé d’écriture cinématographique.

         Dans un des trois sketches composant le film Au pays de Tararani (1972) (une adaptation de trois Nouvelles d’Ali Douaji) Hammouda Ben Halima poursuit la même quête d’une forme d’adéquation entre le réel et les modalités de sa représentation, Si la Visite de Hèdi Ben Khélifa a toutes les apparences d’un théâtre filmé, et Le Pique-Nique de Férid Boughedir cultive la satire et une vision caricaturale de la société tunisienne, dans Le Réverbère, Hamouda Ben Halima traite son sujet d’une manière sobre et presque distante, sans rompre pour autant avec le ton d’humour et d’espièglerie qui caractérise l’œuvre du nouvelliste tunisien des années 30, Ali Douaji. En effet Le Réverbère présente, avec un rare esprit de concision, tous les contrastes du réel tunisien : la pudeur et l’audace, la sagesse et la folie, la poésie des sentiments et la médiocrité des choses … Ce court métrage commence par une scène de plein jour et d’agitation enfantine dans un quartier de la Médina. Puis vient la nuit qui enveloppe le monde dans un voile de demi-teinte où les silhouettes, comme leurs idées, apparaissent confuses, impalpables et inintelligibles. Le Réverbère a surtout  les traits d’une comédie sociale qui tourne à l’absurde et semble ainsi nous dire en même temps que le cinéaste ne connaît pas encore suffisamment le réel tunisien, car ce réel lui apparaît complexe, ambigu et traversé d’une aura de mystère. Mais le cinéaste n’abdique pas devant cette difficulté, car sa façon  de filmer constitue un effort évident pour explorer ce réel, le piocher, l’interroger et l’élucider. D’où cette esthétique de l’effleurement qui nous semble être le premier trait du cinéma tunisien, encore balbutiant.

 

         L’altérité ou le mouvement de deux esthétiques.

 

         Si la première  décennie de la naissance du cinéma tunisien était axée sur la recherche d’une esthétique ou d’un modèle d’écriture dans le but de s’offrir une légitimité puisée essentiellement dans la mémoire cinéphilique des réalisateurs, la deuxième période marque l’émergence en force de ce qu’on pourrait appeler le réalisme militant, sous l’emprise d’une situation sociale et politique particulière. En effet, au début des années soixante-dix, la Tunisie venait de sortir d’une décevante expérience  collectiviste. Le régime, qui était  sérieusement ébranlé dans ses choix, a accepté de s’engager dans une nouvelle politique de réformes. Tous les espoirs étaient permis pour que la démocratie et la justice sociale puissent trouver les conditions propices à leur éclosion. Mieux encore, une certaine  mouvance de l’opposition s’autorisait, pour la première fois, à faire valoir ses doléances par l’entremise d’une nouvelle presse indépendante.  Cependant, l’antagonisme d’intérêts entre une bourgeoisie montante et pressée de rattraper le temps perdu et de masses ouvrières encadrées par un mouvement syndical de plus en plus puissant, et aussi les atermoiements d’une administration qui demeurait réticente et incrédule devant les appels au changement, ont eu raison de tous les espoirs. La crise n’a pas tardé alors à éclater, comme une conséquence logique de cette accumulation de contradictions et de frustrations qui habitaient les consciences. A deux reprises, en effet, le malaise social a culminé en émeutes en 1978 et en 1984. Devant  ce climat social et politique, le plupart des cinéastes ne pouvaient se confiner dans une attitude d’indifférence ou d’insensibilité, et cela autant comme intellectuels ou artistes que comme agents actifs se trouvant aux prises avec des conditions nouvelles de production. Résultat : la réalité sociale s’est imposée à ces cinéastes comme une composante incontournable de leur imaginaire. Désormais, l’acte filmique est conçu à leurs yeux comme une réponse aux problèmes de la société. L’art devient l’expression d’un engagement et d’une volonté de reformer le réel. Cependant cet élan « militant »  n’a guère cédé à un discours idéologique fermé ou à une forme de « film-manifeste »,  comme on le trouvait dans des pays comparables politiquement à la Tunisie. Puisant ses thèmes dans la conscience collective et dans les préoccupations immédiates de la société, le cinéma tunisien de cette deuxième période de son histoire défendait pour une large part des valeurs plutôt éthiques qu’idéologiques, comme la justice sociale, le droit au bien-être ou l’obligation de protéger la dignité de l’homme tunisien. Donc, il ne s’agit pas pour ce cinéma de dénoncer un ordre social et politique au nom d’un projet révolutionnaire, mais plutôt de démasquer les contradictions sociales, l’absurdité d’une situation ou encore le poids aliénant d’un rêve impossible empêchant l’individu de s’accomplir pleinement et d’accéder au bonheur.

         C’est pour cette raison que le discours véhiculé par ce cinéma ne concerne pas une seule classe, car la problématique individuelle du bonheur est illustrée à travers une diversité de personnages appartenant  à des couches sociales différentes : l’ouvrier, le paysan, l’émigré ou l’intellectuel. Cette variété de modèles sociaux s’explique entre autre par le fait que le film tunisien n’est pas l’émanation d’une classe ou d’un parti ou encore  d’un courant de pensée. Le cinéaste s’inscrit dans une logique de production favorable à ce qu’on est convenu d’appeler le cinéma d’auteur. Dans ce sens, le projet est conduit de bout en bout depuis sa conception initiale jusqu’à sa mise en forme par le cinéaste lui-même, sans autre intervention que le soutien financier ou logistique d’une institution publique
(en l’occurrence le Ministère de la culture) ou l’encadrement  technique et juridique d’un producteur qui est souvent le réalisateur lui-même. L’univers filmique apparaît donc comme l’expérience personnelle et subjective du cinéaste.

         Au cœur du cinéma des années soixante dix et du début  des années quatre vingt nous relevons un thème récurrent : la situation de l’individu dans une société en crise. Le mal n’est pas vécu comme un drame isolé ou solitaire. Bien au contraire. C’est toujours en face d’un autre ou aux prises avec un autre, c’est-à-dire  que dans la majorité  des films  tunisiens de cette période, l’élément dramatique qui revient le plus est l’altérité. Autrement  dit , la rencontre avec l’autre, souvent vouée à l’échec et à la rupture, marque cette ligne de démarcation ou cette frontière  que l’individu ne franchit que pour se trouver dans une situation conflictuelle d’inadaptation ou pire encore de confrontation.

Et demain de Brahim Babaï (1972) pose le problème de l’exode rural à travers le destin de jeunes paysans qui quittent leur campagne pour se trouver dans un état de marginalisation dans la ville. Dans Les Ambassadeurs (1975) Nacer Ktari examine la condition des émigrés en France ainsi que le conflit de cultures. L’ombre de la terre de Taïeb  Louhichi (1980) élargit encore mieux la problématique de l’émigration. Celle-ci s’articule essentiellement autour de la question de la frontière. Tout ce qui est situé ailleurs au delà de la ligne de protection est appréhendé comme une source de menace ; ce qui a pour conséquence d’intérioriser le conflit  et de transmuer l’attachement au nombril du désert et la crainte de l’autre en une matière quasi-mythique… Sejnane, le deuxième long métrage d’Abdellatif Ben Ammar (1973) met  en exergue non seulement le conflit être les nationalistes et les forces coloniales, mais aussi l’antagonisme des classes entre le patronat et les ouvriers, ce qui contrarie l’élan amoureux des deux jeunes protagonistes du film, Là, l’histoire apparaît  comme un prétexte pour évoquer le présent.

Le soleil des hyènes de Ridha Behi (1976) retrace le cheminement d’un conflit autant civilisationnel qu’économique entre les défenseurs de la tradition et les tenants du capital et du pouvoir de l’argent. L’enjeu  de ce conflit est un projet touristique dont l’édification risque de défigurer le village et de porter préjudice à la vie des pêcheurs.

Avec La Noce du nouveau théâtre (1978) l’altérité se situe au sein du couple. Dans cette face à face intime, les deux protagonistes ne font que souligner la distance qui les sépare, mais à travers eux, c’est toute la société qui se trouve au cœur d’un grave procès. Sans pouvoir dépasser sa structure théâtrale initiale, La Noce a réussi néanmoins à mettre à nu les ressorts de la crise de l’individu grâce à un huis clos tendu  et violent qui contraint le moi, longtemps confiné derrière un masque épais de convenances sociales hypocrites, à se dévoiler totalement . La Noce met en scène des êtres mutilés, fragiles et pris au piège de leur entêtement à vouloir prendre leur désir pour la réalité.

         Il faut attendre l’année 1980 pour voir la réalisation de deux films qui, en dépit d’une nette différence dans leur facture esthétique et intellectuelle, posent en termes  comparables la problématique de l’altérité :Aziza  de Abdellatif Ben Ammar et Traversées de Mahmoud Ben Mahmoud.     

Dans ces deux films, l’autre n’est plus considéré  comme ennemi ou rival qui s’érige devant le sujet comme un obstacle à ses projets ou à ses désirs. Désormais, la crise cesse d’être extérieure pour venir occuper le centre du moi et investir son univers intérieur et spirituel. Cela signifie que l’obstacle auquel  le moi se heurte n’a plus de figure précise, ni encore une quelconque cristallisation dans une chose concrète et tangible. L’autre est devenu  une entité abstraite que secrète et façonne une situation absurde.

         En effet, dans Aziza, Ali court derrière les miroitements  d’un avenir radieux de bonheur et de richesse. Tout son entourage, parents, amis  et récentes connaissances, apparaissent à ses yeux  comme des adjuvants généreux, dociles et prêts à l’aider à réaliser son rêve. Mais les conditions sociales et économiques de la Tunisie des années quatre vingt rendent  ce rêve impossible. On ne s’improvise pas riche par le simple désir de le devenir. Et c’est précisément ce mensonge social et ces rêves chimériques que le film de Ben Ammar dénonce.

         De même, dans Traversées, le Tunisien et son compagnon polonais ne savent pas contre qui ils doivent lutter pour sortir de leur situation insolite. Refoulés  tour à tour par les autorités britanniques et belges, les deux passagers du car-ferry sont condamnés à tourner en rond et à voyager dans un insolite no man’s land. Le mal qui les frappe ne trouve pas son incarnation dans l’Autre, mais plutôt dans une situation absurde en face de laquelle il n’y a peut-être qu’un seul moyen de délivrance : le retour sur soi par un examen attentif de la conscience, de l’identité et des origines … Nous voyons là que ce qui est de l’ordre du réalisme  social chez Abdellatif Ben Ammar prend une tournure symbolique et allégorique chez Mahmoud Ben Mahmoud.

         Le rapprochement que nous avons essayé de dégager entre plusieurs films, produits au cours de cette deuxième période de l’histoire du cinéma tunisien ne peut se limiter à la seule  problématique de l’altérité et son rapport  avec le contexte socioculturel de la Tunisie  des années  soixante dix et début quatre vingt. Un autre trait commun mérite d’être souligné. En effet, malgré la diversité de leur style et leur manière respective d’appréhender le réel, ces films s’articulent presque tous autour d’une opposition entre deux mouvements, c’est-à-dire entre deux esthétiques qui se frottent ou s’affrontent.

Et demain de Brahim Babaï est construit comme un diptyque dont chaque côté a son rythme et sa configuration propres. Là, la campagne est filmée comme un espace réduit à la désolation et à la stérilité. La caméra, entraînée par un mouvement saccadé exprime le trouble ressenti par les personnages. Dans la ville au contraire, la caméra retrouve une certaine stabilité, ou du moins, son mouvement emprunte une trajectoire mesurée et presque géométrique, comme si elle était modelée à l’intérieur du moule de l’architecture urbaine …

Dans les Ambassadeurs, il y a aussi deux moments, l’avant  et l’après émigration. Dans la première partie, le film en transposant fidèlement le réel sociopolitique du candidat à l’émigration, ne peut échapper à la tentation de mimer  les images stéréotypées du journal télévisé. En effet la scène du meeting réunissant le responsable politique et les émigrés, juste avant leur départ, transpose jusqu’au moindre détail les modalités consacrées de mise en scène ou de filmage de tels événements par la télévision tunisienne. En revanche, quand l’émigré se trouve en France, la rupture est consommée non seulement avec le réel tunisien, mais aussi avec le code officiel de sa représentation. Il n’y a, à la disposition du cinéaste, aucun modèle, sinon une certaine urgence à « témoigner » et à saisir, non pas un nouveau cadre de vie pour cette masse anonyme de marginaux, mais plutôt un théâtre sombre où défilent les silhouettes agitées, les visages tantôt crispés, tantôt  détendus au gré de petits événements  heureux  ou malheureux qui ponctuent leur exil. Il y a donc dans le film de Nacer Ktari deux esthétiques opposées : celle de l’information télévisée officielle et celle du témoignage  cinématographique du « fait divers ». Autant la première est aseptisée et monotone, autant la seconde est chaotique et colorée.

         Dans le film de Taïeb Louhichi  L’ombre de la Terre, le programme narratif est accompagné d’une tendance constante à s’attarder sur un paysage, une silhouette ou encore sur le costume traditionnel des personnages. L’œuvre de fiction est ainsi soutenue par une nécessité manifeste de ne pas rompre avec la technique  du documentaire. En d’autres termes, la curiosité anthropologique se combine avec une approche esthétisante du réel. Certes, la fusion du documentaire et de la fiction ne forme pas dans ce projet une matière homogène, mais c’est précisément dans cette recherche « hésitante » de que se situe le sens de l’écriture cinématographique chez ce cinéaste.

De même, Soleil de hyènes de Ridha  Behi s’articule aussi autour d’une structure ambivalente. Le regard poétique qui enveloppe la réalité de pêcheurs dans une aura légendaire est troublé  progressivement par une forme directe de réalisme. Tout ce qui relève de la tradition locale est filmé « à distance »  comme si le cinéaste, lui-même témoin extérieur à cet univers, se gardait d’aller au-delà d’un certain seuil et de violer l’intimité secrète des villageois. Au contraire, l’avènement des promoteurs et la crise qu’ils vont provoquer au sein de cette communauté de pêcheurs sont filmés sur le mode d’une agitation fébrile et agressive. La preuve que le réalisme poétique cède la place à un réalisme politique et militant. Cela signifie que la caméra  (et à fortiori le regard du cinéaste) prend position  et démasque, comme une conséquence naturelle à ce mouvement, les manœuvres et les empreintes maléfiques des tenants du capital. Le film progresse dans sa trame au gré de l’avancement des travaux de construction du complexe hôtelier. Ce dernier remplit de plus en plus l’écran, si bien qu’il finit, au terme de son achèvement, par obstruer l’objectif de la caméra et ériger une sorte de voile entre elle et la réalité qu’elle veut pourtant montrer et défendre.

Dans le cinéma de Abdellatif Ben Ammar, nous pouvons  a priori relever une certaine homogénéité ou encore mieux une certaine uniformité esthétique. Le cinéaste semble se donner le sentiment rassurant de saisir parfaitement le réel. Tout  laisse à penser donc que chez  Ben Ammar, il n’y a guère d’hésitation ou de décalage entre deux approches. Sejnane et Aziza  apparaissent à première vue comme une  application rigoureuse et juste des règles syntaxiques de l’écriture  cinématographique : plans bien cadrés, raccords correctement agencés, séquences conduisant progressivement l’action, au gré d’une modalité narrative classique de la scène de l’exposition au dénouement final. Mais tout cela n’est qu’apparence ! En effet, la représentation du réel tunisien ne résiste pas longtemps à ce cadre rigide. La tendance esthétisante est battue en brèche dans la construction même  du film. En effet, ce trompe-l'oeil qu’on pourrait expliquer par un certain raffinement du regard et aussi par une sorte de feinte de ne pas se tremper les doigts dans la matière brute  et prosaïque du social est comme ébranlé, mis en question et finalement évacué. C’est l’exigence de l’acte filmique de regarder autrement la réalité sociale  qui transforme la nature du rapport du cinéaste avec le réel qu’il est en train de montrer. En effet, la sérénité ou le regard distant qui enveloppe la première partie de Sejnane ou de Aziza  cédera la place à une sorte de fébrilité nerveuse, et surtout à une incapacité de rester neutre devant les événements.

De ce point de vue, Abdellatif Ben Ammar ne se contente pas de dénoncer le réel. Il fait mieux : il remet en question son propre choix esthétique. Dans Sejnane, le montage parallèle de la dernière séquence du film, entre la cérémonie du mariage et l’affrontement de l’armée avec les grévistes, opère une net contraste, voire une configuration antithétique avec le rythme et le ton du début du film. De même, dans Aziza, la matière de fiction est constamment concurrencée par un témoignage direct sur la réalité immédiate. D’où cette tendance à transformer la fiction en un documentaire, comme l’attestent les images  filmant l’usine où travaille le personnage de Aziza, ou les stations du bus dans la capitale ou encore les ruelles de la cité périphérique d’Ibn Khaldoun.

         Au cours de cette deuxième  période du cinéma tunisien, le choix esthétique est structuré autour d’une double articulation  en faisant  valoir ainsi une sorte de hiatus entre un regard qui se veut objectif et un autre qui cherche à transcender le poids de l’objectivité et à appréhender le réel selon des normes puisées dans  l’univers spirituel et intellectuel du cinéaste. Cette affirmation nous permet de voir comment le cinéma tunisien a opéré une nette évolution dans  ses modalités de représentation par rapport à la première période de sa naissance.

         En effet, si dans les années soixante, l’écriture filmique consistait avant tout à saisir et à traduire le réel tunisien par le détour d’un modèle esthétique emprunté au cinéma mondial, dans la deuxième  période, le cinéaste tunisien s’applique à cerner le réel selon un procédé qu’on pourrait qualifier de double ou d’hybride, dans la mesure où le réalisme social est constamment en corrélation étroite avec un réalisme subjectif, ce qui indique clairement que chez le cinéaste tunisien de la décennie suivante, l’art et la vie tendent à se joindre et à se réunir au nom du principe de l’art engagé .

 

Le label d’un cinéma : La Médina

 

La troisième période qui commence vers le début des années quatre-vingt et qu’on peut prolonger jusqu’au milieu des années quatre vingt dix se caractérise par une nette maturation de la cinématographie tunisienne. Le premier trait de cette évolution réside notamment dans le fait que ce cinéma a déjà une histoire, un héritage et des références, c’est-à-dire  tout un patrimoine filmique qui, sans être pour autant quantitativement imposant, n’en demeure pas moins une composante incontournable qui habite déjà la culture et l’imaginaire du cinéaste tunisien.

Certes, il n’y a pas de père dans le cinéma tunisien, ni encore une figure de proue dans laquelle un jeune cinéaste pourrait aujourd’hui se reconnaître, mais il y a immanquablement une certaine filiation ou plus précisément un substrat commun qui rattache la plupart des films tunisiens  non seulement à un fond culturel et civilisationnel collectif et partagé, mais aussi à une sorte de préoccupation constante : comment filmer la culture et le réel tunisiens ?

         En effet, en partant du principe que toute création naît directement ou indirectement d’une réaction à un modèle précédent ou à valeur dominante, nous pourrons dire que les films tunisiens  des années  quatre vingt  et quatre vingt dix ne peuvent échapper à ce mécanisme qui détermine à chaque période la logique et les lois de représentation, au gré d’une « négociation » avec autant la composante socio-historique immédiate qu’avec celle relevant des valeurs culturelles et esthétiques dominantes ou tout simplement en vogue.

Deux films inaugurent la mutation vers cette troisième période : Aziza de Abdellatif Ben Ammar et Traversées de Mahmoud Ben Mahmoud. Le premier opère une rupture  avec ce qui constitue l’emblème de l’identité tunisienne : La Medina. En effet , après  avoir cédé à la prière de son fils de vendre la maison  de la Médina , le père vit ce déménagement vers  un faubourg excentré de Tunis , comme un véritable exil ou un délogement douloureux . Dans Traversées, la crise du personnage tunisien, ballotté entre deux frontières, trouve une sorte de sédatif dans un retour sur soi-même et aussi dans une immersion dans la culture identitaire, comme l’illustrent les pages jaunâtres, allusion au patrimoine populaire tunisien, que le personnage exhume et déploie devant lui.

         Dans ce sens, Aziza et Traversées s’interrogent sur le sens de la relation que le tunisien entretient avec son patrimoine et son héritage culturel, mais en même temps chacun donne de son côté une version particulière de cette problématique. Le film de Mahmoud Ben Mahmoud s’inscrit dans la logique du retour  à un centre névralgique. Celui de A. Ben Ammar se place dans la logique de l’évacuation et de l’éloignement par rapport au centre, sous la pression des conditions socio-économiques. Mais ce n’est pas le seul trait distinctif entre ces deux œuvres. Traversées transfère le sens de l’identité d’un moi culturel et par conséquent collectif  à un moi biographique et individuel. Aziza au contraire  montre  comment l’arrachement de la Médina revalorise celle-ci et l’intériorise comme un paradis perdu dans la conscience du personnage. En effet, en coupant le cordon ombilical avec la Médina, le père  dans Aziza  n’a d’autre souci que d’essayer de faire prévaloir l’identité collective au détriment de l’identité individuelle.

Résultat : presque tous les films tunisiens réalisés après ces deux œuvres s’articulent  autour de cette double problématique du moi et de la Médina. Traversées et Aziz ne peuvent être donc les seuls déclics de cette orientation. D’autres facteurs socio-historiques ont joué un rôle déterminant dans cette nouvelle trajectoire.

Néanmoins, ces deux films constituent pour nous des repères importants, ne serait-ce que parce qu’ils annoncent et programment le thème majeur du cinéma tunisien de cette troisième période : l’espace identitaire de la Médina est appréhendé à la fois comme réceptacle et exutoire pour une conscience en crise.

Dans les trois films réalisées par Nouri Bouzid (L’Homme de Cendres, Les Sabots en Or et Beznzss) si  la médina ne constitue pas une composante centrale de la matière diégétique, elle n’en joue pas moins un élément déterminant dans la configuration formelle de ses films. En d’autres termes, l’écriture cinématographique chez Bouzid se donne pour objectif de saisir les  personnages par le truchement d’un lien organique  entre eux et l’espace de la Médina. En effet les toits que survole Farfat, dans L’Homme de Cendres ou les places publiques enveloppées dans un voile d’obscurité dans Les Sabots en Or ou encore les ruelles étroites que traverse la caméra dans Bezness ne constituent guère un simple décor,  ni encore un complément scénique  ayant pour fonction de rendre explicites les ressorts psychologiques des personnages. L’espace de la Médina chez  Nouri Bouzid est plutôt un substrat ontologique, ou encore un « gisement mental » au cœur duquel doivent se cristalliser le désenchantement d’un homme et une sorte de cartographie de sa conscience. Lieu de gestion de la crise et aussi de l’éclosion de son dénouement, la Médina n’est donc pas cet espace vers lequel désire retourner le personnage , mais plutôt un espace dans lequel  il se trouve piègé et qu’il doit traverser comme une bête traquée et sillonner avec le vertige de la fuite et la tension de la révolte, si bien que l’approche de Nouri Bouzid apparaît telle une confrontation entre un moi troublé par sa fragilité et un espace solidement et immuablement enraciné dans son histoire. Cela nous autorise à dire que les trois films de Nourri Bouzid ne sont pas autre chose que des variations autour d’un thème : en passant de la Médina de Sfax ( L’Homme de Cendres ) à celle de Tunis ( Les sabots en Or) puis à celle de Sousse  (Bezness), ou encore en changeant de registre dramatique, l’obsession du viol chez Hechmi (l’Homme de Cendres), ou l’échec  de l’action militante de Youssef Soltane ( Les Sabots en Or) ou encore les contradictions de Roufa , le héros de Bezness, la difficulté d’être  est  toujours en corrélation avec la difficulté de se mouvoir dans l’espace de la Médina.  Même Farfat, le personnage le plus angélique et le plus dramatique dans les trois films de Bouzid, qui voulait prendre les airs et s’envoler comme un oiseau pour fuir l’enfermement, mais qui voit vite son élan migrateur se briser au terme de sa course .

         Nouri Bouzid ne se contente pas de montrer que la Médina a une âme, mais aussi que celle-ci reflète l’âme lézardée et troublée des hommes et le sens de la crise  qui les affecte. Il ne s’agit pas pour ce cinéaste d’appréhender la Médina en termes d’un patrimoine à sauvegarder. Pour lui, toute réhabilitation de l’espace doit passer avant tout par la réhabilitation et le salut de  l’homme.

         Monceau Dhouib et Férid Boughedir procèdent autrement. Le premier fait un constat critique de la situation actuelle de la Médina, réduite à un état de dégénérescence et de décomposition. Le second ne s’intéresse guère au présent. Son projet vise à restituer la saveur et le charme d’un récent passé à travers la conscience d’un jeune garçon dans le quartier populaire de Halfaouine .

         Dans Soltane  El Médina de Moncef Dhouib, la Médina offre un spectacle désolant de décrépitude. Dans  un ancien palais défiguré et tombé en ruines, vivent, dans une promiscuité étouffante, de pauvres familles poussées à la lisière d’une nette déshumanisation. Il y a là un désordre général fait de violence, de rivalité et de ressentiment. Une seule issue semble nourrir les conscience : l’invocation des forces occultes et souterraines ou celles des saints, toujours vénérés, malgré leur apparence chétive.

         La Médina est ainsi un lieu clos, labyrinthique, avec ses lois et ses frontières. Il est impossible de fuir et encore moins de changer les lois régissant ce terrier. La preuve que la loi de l’enfermement est maintenant intériorisée et par conséquent fortement enracinée dans les êtres. Toute tentative de fuite semble donc non seulement difficile, mais aussi inutile. Le monde extérieur est désormais  redouté, en raison de ce mystère impénétrable qui l’enveloppe et qui dissuade par conséquent tout projet de l’approcher. Moncef Dhouib aborde le thème de la Médina au gré d’une  vision ambivalente ou manichéenne, entre un présent désolant et triste et un passé glorieux et raffiné, ou encore entre un ici aliénant et prosaïque et un ailleurs miroitant beaucoup de rêves et de promesses de salut, mais demeure inaccessible .

         Halfaouine choisit la perspective inverse : il cache le présent derrière l’image enjolivée du passé. Là, Férid Boughedir reconstitue l’atmosphère et les couleurs de la vie quotidienne dans un quartier du vieux Tunis. C’est pourquoi il ne vise pas à dire le réel, mais à le saisir, tel que le jeune adolescent Noura l’observe et projette sur lui l’élan  de ses désirs et de ses réactions naïves et spontanées. De ce point de vue, Halfaouine  est un film d’apprentissage et d’initiation, mais en même temps le drame d’une résistance à cette loi naturelle  qui conduit un garçon à grandir, puis à quitter « de force »  la saveur dorlotée de l’âge de l’enfance.

         Halfaouine se propose de perpétuer les souvenirs d’une époque. Ce qui signifie que le cinéma de Férid  Boughedir n’est pas un règlement de compte avec le passé, comme chez Nouri Bouzid, ni encore le procès du présent, eu égard au raffinement et à la richesse du passé, comme chez Moncef Dhouib, mais plutôt une immersion dans les dédales d’une mémoire ensoleillée à la quête du paradis perdu de l’enfance. Halfaouine est organisé  autour d’un retour vers un centre matriciel où sera reconstitué le triangle oedipien et surtout sera revalorisée la mère-mémoire.

De ce point de vue, le personnage de Noura apparaît comme la métaphore même de la Médina. Cette dernière regarde aussi allégrement son passé, non seulement pour fuir les vicissitudes du présent, mais aussi pour restituer l’identité de ses fondateurs et immobiliser le temps passé. C’est dire que pour Noura, comme pour la Médina, le problème central est celui du rapport avec  le père. La preuve que cette atmosphère enjouée que cultive le film ne peut étouffer totalement les relents d’un sentiment de manque et d’un conflit oedipien inavoué.

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02/09/2008
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