Le documentaire ou le procès du réel
Le documentaire ou le procès du réel
Une lecture du film Le Mur de Fethi Ben Slama
De nos jours, le documentaire est très en vogue
partout dans le monde. Le besoin de témoigner, de dévoiler le réel ou de
débusquer l’insolite ou l’irritable s’impose aux yeux du cinéaste comme une
nécessité et une urgence.
D’aucuns
pensent que l’engouement pour le genre documentaire est lié à un réhabilitation
de la verve militante des cinéastes face aux méfaits de la mondialisation et
ses effets pervers, tant sur le plan économique que social. D’autres
considèrent que c’est plutôt l’anathème ayant frappé les grands mythes et leur
incapacité de traduire la complexité du monde moderne, par le biais des figures
de fiction, qui avait le plus motivé le recours au documentaire, comme transposition
directe ou frontale de la réalité.
Cependant,
le documentaire, autant que la fiction, n’est pas la réalité, mais sa
représentation. Autrement dit, le documentaire n’est pas, comme on pourrait le
croire, la matière brute et crue d’un vécu historique et contingent, mais une
recomposition de cette matière, à partir d’une vision subjective ou
idéologique, ou encore à partir d’une considération morale ou esthétique.
Certes,
dire que « la réalité brute n’existe pas sur écran » est une formule
qui pourrait surprendre, voire choquer. Pourtant, cette formule commande la
vigilance du spectateur et mobilise ses facultés d’analyse. Dans ce sens, les
documentaires présentés par les cinéastes amateurs tunisiens, dans le cadre de
la dernière session du Festival international du cinéma amateur de Kélibia, se
distinguent par un dispositif filmique qui montre à quel point la réalité
appréhendée par l’objectif du cinéaste passe par le filtre d’une grille de
lecture précise du réel. Ce dispositif qui transparaît nettement dans un film
comme Le Mur de Fethi Ben Slama, premier prix du festival, se
caractérise par les traits majeurs suivants :
-
D’abord une
volonté de s’inscrire dans une approche idéologique qui s’oppose au
documentaire officiel de la télévision. (Présenter une autre image de
-
Ensuite, le souci
d’écarter le commentaire en off et céder la parole aux citoyens afin qu’ils
témoignent, avec leurs propres mots, la situation de leur vécu. (Hisser le
citoyen anonyme et marginal au rang d’un acteur témoin).
-
Et finalement, établir une ligne de
démarcation, donc d’opposition entre d’un côté les figures qui ont droit à
l’image et à la parole et les figures qu’on écarte, parce qu’elles sont objet
de suspicion ou de procès … (La réalité est perçue à travers une vision
manichéenne).
Le
Mur décrit un quartier populaire dans la localité de Hammam-lif (dans la
banlieue sud de Tunis) où en raison du besoin de préserver l’enceinte d’un
vieux cimetière où sont inhumés des
soldats allemands de la deuxième guerre mondiale, on a construit un long mur de
grillage qui a encerclé le quartier et condamné ses habitants, malgré leurs
protestations auprès des autorités locales, à utiliser des acrobaties
tragi-comiques pour pouvoir maintenir contact avec le monde extérieur. Cette approche, caractéristique du film Le
Mur, montre que le film amateur se situe dans la logique d’un contre
pouvoir et s’applique, au gré de sa stratégie argumentative, à démystifier les
modalités de la représentation de la réalité tunisienne telle qu’elle est
affectionnée habituellement par la voix officielle de la chaîne nationale.
Cependant,
malgré cette nette différence, le film amateur reprend ici les mêmes modalités
d’écriture que le documentaire de télévision, parce qu’il s’agit là aussi d’un film
qui refuse la dialectique et suit une rhétorique télévisuelle, proche,
nullement dans son contenu, mais dans sa configuration, du discours télévisuel
qu’elle se propose pourtant de battre en brèche.
En
effet, Le Mur a beau être courageux et noble dans ses objectifs, il n’en
demeure pas moins prisonnier d’une démarche unilatérale où tout ce que le film
« montre » se réalise au prix d’un pan qu’on cherche à occulter,
dissimuler ou voiler. L’intérêt de ce film du club de Hammam-lif réside
notamment dans le fait qu’il nous commande de poser la question de la
spécificité du documentaire de cinéma par rapport à celui que programme le
support cathodique.
Qu’est-ce
qu’un documentaire de cinéma ? Pour
un cinéaste, la démarche documentaire se caractérise par le besoin de capter la
vie, par le désir d’un réel non altéré sous l’effet d’une grille de lecture
préétablie, et surtout par une exigence morale et intellectuelle d’explorer ce
réel avec la fraîcheur d’un regard neuf, plein d’étonnement, de tâtonnement
faussement naïf, afin que le plus grand nombre des constituants de la vie
défilent sans parti pris devant l’objectif du cinéaste. Un tel programme n’est
pas toujours facile à réaliser, car les réflexes contractés par une
interminable consommation des programmes télévisuels ne manquent pas de mettre
en hibernation les réflexes pertinents du cinéaste, et de le conduire à évacuer
de sa démarche toute préoccupation esthétique ou poétique. Ce programme, le
film Le Mur ne le suit pas. C’est
pourquoi, il est plus un documentaire de télévision qu’une œuvre
cinématographique, car son langage cherche moins à recréer la vie sur écran, ou à réinventer la complexité de la réalité
sociale et historique, qu’à s’inscrire dans un dispositif prudent où l’argument
militant et idéologique relègue au second plan le point de vue personnel,
subjectif et intime de l’auteur, ainsi que les modalités esthétiques de son
projet.
Kamel Ben Ouanès