Kamel Ben ouanès

Kamel Ben ouanès

le stéréotype ou l'itinéraire de la métaphore chez Hélé Béji



 

LE  STÉRÉOTYPE  OU  L’ITINÉRAIRE  DE  LA                                 MÉTAPHORE  CHEZ HÉLÉ  BÉJI

 

 

L’objectif de cette étude est de montrer que le stéréotype n’a pas seulement une fonction caricaturale ou satirique, mais qu’il est à la source de la production du texte, par le biais du rapport  qu’il établit avec la métaphore. Il s’agit donc de montrer comment  le stéréotype devient le principe générateur d’un discours métaphorique. Mais une telle problématique est corroborée par une interrogation sous-jacente : quelle est la nature de la vision du  monde qui préside au passage du signe social et culturel  au signifiant poétique ?

C’est à partir du texte de Hélé Béji  Itinéraire de Paris à Tunis  que nous avons choisi d’examiner cette problématique.

 

L’ouvrage de H.  Béji appartient à un genre hybride. C’est un mélange de bribes de récits, ou plus précisément de tableaux ponctués de quelques considérations intellectuelles qui rattachent le texte au genre de l’essai. Disons, pour simplifier, que le texte suit l’itinéraire d’une conscience qui s’éveille lentement à elle-même, pour passer en revue une succession de situations, de rencontres et de portraits au gré d’une trajectoire spatiale   qui doit conduire mentalement la narratrice de Paris à Tunis.

L’écriture de Hélé Béji suit constamment le mouvement d’une mémoire voyageuse où l’important n’est pas la destination, mais la dynamique du déplacement; pas seulement  de la conscience, mais aussi les signes du langage. Cela signifie que l’écriture part de la réalité à sa transfiguration, ou encore de l’impression directe et brute de cette réalité à son expression poétique. Autrement dit, la démarche de Hélé Béji pose la question du rapport de la littérature au réel. Il s’agit d’une question certes classique, mais que notre époque a réactualisée, peut-être même modernisée, dans la mesure où la littérature n’a plus, comme par le passé, cette ambition “démesurée” de changer le monde ou d’avoir une emprise sur l’Histoire en cours. Face à une réalité de plus en plus complexe ou inextricable, la littérature tente tout modestement de comprendre les choses et de leur donner un sens.  Aussi est-ce pour cette raison que nous trouvons au centre de l’œuvre de Hélé Béji, dans ses essais, comme  dans ses récits, cette question lancinante: comment dire le réel où les repères sont brouillés,  bousculés sous le poids de l’Histoire et des idéologies lesquelles sécrètent à leur tour les conditions de leur propre effondrement?

C’est donc dans la perspective d’une interrogation sur le rapport de la réalité et de sa représentation littéraire que nous abordons la question du stéréotype  dans le texte  Itinéraire de Paris à Tunis de Hélé Béji.  

 

Qu’est-ce que le stéréotype chez  Béji ?

 

Avant d’être un mal qui affecte les êtres, le stéréotype s’empare de l’espace et l’enveloppe dans un voile d’uniformité. A Paris, “tout se concrétise dans une composition stéréotypée “(p21), parce que les êtres  s’enferment dans un conformisme irréductible d’où se dégagent “une fadeur vulgaire, un comique bas, une capacité infinie à sécréter la pesanteur de son propre univers” (p18).

 

Le stéréotype investit les plis et les replis des choses et du monde, affecte aussi bien la conduite des gens que leur discours et les enferme dans un conformisme généralisé. Quand le stéréotype devient la loi générale et inamovible qui régit le monde, alors les comportements se muent en un “automatisme appliqué à l’humain”, pour reprendre l’expression de Bergson. Cela signifie que les  êtres sont  déshumanisés  et deviennent  source de rire et acteurs d’un  spectacle satirique.  Ce qui justifie d’ailleurs le choix du terme “satire” comme sous-titre à l’ouvrage. 

Autrement dit,  à travers une écriture où on multiplie les traits de raillerie et les épigrammes, les portraits se succèdent comme des conduites mécaniques dans un carnaval de marionnettes où chaque geste, chaque parole découle de la règle du mimétisme, de la répétition  et du conformisme: “ (ils) semblaient remuer avec des mouvements réglés d’avance dans un bocal sans air et sans vie, qui les empêchait de baigner dans la densité invisible des choses” (p93). Le comportement stéréotypé apparaît ainsi comme le signe d’une infirmité, d’une difformité où l’être n’a plus “ le moindre grain de vie intérieure” (p16). Il devient “insignifiant”, “vide” (p88), ou encore, quand les apparences sont sauvées, il donne à voir : “une âme de singe sous l’écorce d’un bel esprit” (p88). Il règne partout “une confusion morale qui gagne la société moderne” (p88) et momifie “la nouvelle culture” (p104) dans des conduites collectives figées. A Paris comme à Tunis, dans les colloques et les réceptions mondaines ou diplomatiques, sur les plages, comme dans les cérémonies de fiançailles ou de mariages; partout où le regard de la narratrice se pose, il rencontre le triomphe de la loi du conformisme (p18, 70,99), du snobisme (p97) et de la médiocrité (p103).  Dans ce sens, le stéréotype renvoie à un mal qui ne concerne pas seulement quelques individus isolés, mais ronge toute la société, voire même  l’époque dans son ensemble. Aussi est-ce pour cette raison que dans cette satire et la galerie de portraits qu’elle charrie, aucune figure ne porte un nom. Chaque portrait, situé dans un cadre et rattaché à un milieu ou à une profession, correspond exactement à la notion de type qu’on trouve dans la littérature classique du XVIIe. A la manière de ce qu’on rencontre dans Les Caractères de La Bruyère, le portrait renvoie à une catégorie sociale: le fonctionnaire international, l’intellectuel, l’écrivain, le fils de famille, la jeune épouse...Chaque portrait résume et condense les stéréotypes spécifiques à son milieu social ou professionnel. C’est pourquoi, en donnant à son ouvrage le sous-titre de satire, Hélé Béji cherche à montrer qu’à la base du discours satirique, il y a une collection, une panoplie de stéréotypes. Qu’on  s’attaque aux mœurs d’une époque ou qu’on tourne en dérision les vices et les défauts d’une personne ou d’une institution, la satire et le stéréotype appartiennent donc au même champ sémantique et s’attirent mutuellement comme les deux constituants d’un même discours.

 

   

          Cependant, pour que la satire puisse être élaborée et se déployer comme le procès critique de la société ou de  l’époque, il ne suffit pas de désigner un vice ou de nommer un trait ridicule; il faut surtout que le stéréotype soit justifié et motivé par le recours systématique à un dispositif argumentatif qui l’explique et l’explicite. Dans ce cas, c’est la Métaphore qui joue, à notre sens, le rôle de topos dans le système argumentatif du texte.

En effet, en décrivant par exemple, les intellectuels participant à un dîner-débat, la narratrice ne se contente pas de souligner leur caractère figé et ridicule. Elle les voit surtout sous le prisme d’un écran qui transfigure les silhouettes en plusieurs catégories naturelles et culturelles: ils sont  “alignés là comme des gros et froids bougeoirs sans flammes”(16), puis “ils se flétrissent comme une plante  à laquelle on administre une nourriture trop forte, trop riche qu’elle ne peut absorber”(17), avant de terminer ce portrait collectif par une autre métaphore  botanique: “arbres décharnés du parc dans la brume de l’hiver, sans réalité, sans visage, à peine dessinés, illusoires”(p17).

Dans ce cas, le stéréotype donne lieu à des variations autour d’un thème, à une constellation d’images qui prennent leur racine dans la situation figée des intellectuels aux prises avec un débat oiseux et des gestes quasi-mécaniques. La métaphore cherche ainsi à expliquer la nature du  stéréotype et à démontrer le pourquoi de son insignifiance. En passant de l’image du “bougeoir sans flammes” à “la plante fanée”, puis à celle de “l’arbre décharné”, les métaphores tissent entre elles un réseau sémantique qui s’articule autour de la figure de la mort ou du cadavre. Cela signifie que la figure centrale du stéréotype apparaît comme la matrice du système argumentatif, à partir de laquelle génèrent toutes les métaphores. Autant le stéréotype est momifiée dans une posture immuable, autant la métaphore est régie par le dynamique du multiple et la loi du protéiforme. Ce même procédé, nous le retrouvons dans le portrait du haut fonctionnaire de la culture moderne. Composé, à l’instar des morceaux de puzzle qu’on cherche laborieusement à reconstituer, le portrait épouse plusieurs traits puisés dans des domaines aussi variés que le végétal, le bestiaire ou le culinaire: ses regards, derrière ses lunettes sont assimilés à “des plantes d’eau au-dessus de toutes les racines mortes qui pourrissent dans la vase d’un bassin” (p43). Ensuite, ses plaisanteries, ses médisances sur ses prédécesseurs  le conduisent à contrefaire la voix “du loup qui veut montrer patte blanche et laisse(r) échapper l’éclair de sa canine”(44). Puis, comme dans un film d’horreur, toute sa personne se métamorphose en une bête répugnante où “soudain grossissent le pilosisme de ses sourcils et la forme velue de ses pattes” (p44), avant que la culture moderne, dont il est l’un des promoteurs, ne soit “coagulée autour de sa personne comme un blanc d’œuf gélatiniforme qui durcit en cuisant”(45).

Cette succession de  métaphores, visant à cerner les traits physiques et psychologiques du personnage, s’articule autour du paradigme de l’horreur menaçante. Le choix de ces métaphores, empruntées à des domaines différents, obéit à une logique inhérente à l’idéologie du texte: faire le procès d’un modernisme tronqué et factice.

 

         L’association du stéréotype et de la métaphore prend d’autres configurations dans le texte de H. Béji. Le recours à l’enchâssement métaphorique a souvent pour effet d’appréhender le stéréotype suivant une vision métonymique. Un exemple: sur la plage  où les filles sont à la recherche d’un mari, les familles entourent leur progéniture d’une complicité, à la fois active et discrète: “Les regards lourds, faussement ensommeillés, habités de cette curiosité décadente qui parcourt sans cesse la plage comme le rayon du phare sur la colline  pour surveiller les escapades des filles...”(65).   

La complicité vigilante de la famille a pour conséquence de “gâter le paysage” et de  donner le déclic à une profusion de métaphores enchâssées. Cependant, ce n’est pas l’image du phare qui sera développée, mais plutôt l’espace qu’il éclaire, à savoir la plage, le champ d’action  où se déploient les discrètes manœuvres de séduction:   “Chaque grain de sable forme avec les autres, non les mille touches d’une plage réelle, mais la somme innombrable des suspicions dont elle me paraît criblée, tels ces plagiats de peinture pointilliste qui ne parviennent pas à faire voir l’unité dans la désintégration, et l’horizon se plie dans le papier mâché d’une brochure d’agence, épinglé contre un mur comme un papillon cruellement percé au cœur sous le vitre d’une planche”(p65).

Dans ce passage, le stéréotype initial (la complicité hypocrite de la famille) est évacué au profit d’un glissement métonymique vers la plage et l’horizon. Le changement de perspective est déterminé non par le comparé (le stéréotype de la famille faussement vigilante), mais par le comparant (la métaphore de la lumière du phare). Le faisceau lumineux, qui balaie l’espace et éclaire d’abord le sable, ensuite l’horizon, sera la matrice génératrice de toutes les autres métaphores  du passage, comme si le cheminement métaphorique avait pour règle d’établir un lien ou une relation de cause à effet entre  la crise morale (suspicions, cruauté meurtrière) et la décadence artistique  (plagiat, laideur d’une brochure publicitaire).

Ainsi, pour démontrer les effets pervers et généralisés du stéréotype, l’écriture métaphorique se mue-t-elle en une vision kaléidoscopique.

     

         Dans un autre passage, le choix du futur mari engage et mobilise cousins, cousines, proches et lointains parents (p66). Là aussi,  tout critère d’appréciation  ou d’élection du prétendant est déterminé par une vision stéréotypée, donc par un code hégémonique et figé, qui est le contraire du jugement. C’est un ainsi qu’au bout d’un long examen des traits du futur mari, on arrive à un résultat incontournable, à un consensus  qui se cristallise par la formule consacrée: “ C’est un garçon convenable”. Si ce terme est  repris plusieurs fois dans le texte sous différents dérivés (le convenable, la convenance), c’est surtout parce que “le convenable” est le critère suprême du choix, le fondement de tout l’édifice familial et le garant de la cohésion sociale. “Le convenable” serait une éthique inamovible,  une loi institutionnelle,  et de ce fait un des traits majeurs du stéréotype: “Tout se discute et se marchande, écrit la narratrice, sauf le convenable”, parce que “ le convenable fait partie dans la vie des choses impondérables et décisives où chacun se comprend, mais personne ne s’explique” (p68).

Mais qu’est-ce que le convenable? Sa définition serait difficile aux yeux de la narratrice. C’est pourquoi, pour cerner ses traits, il faut une kyrielle ou une constellation de  métaphores puisées dans des domaines aussi variés que le livresque, le culinaire, le religieux, le théâtral ou le chorégraphique, et groupées autour des catégories sensorielles (olfactive, tactile, auditive...):

          “La convenance suppose un composé invisible où toutes les caractéristiques de la personne se trouvent dépassées par la vertu d’un assortiment indéfinissable(...) un effacement de bon aloi, une soustraction de toute la personnalité dans l’accumulation des bonnes manières, un bréviaire que l’on reconnaît, sans l’ouvrir, à son odeur de maroquin, un sorbet sans goût que l’on déguste par politesse avec des hochements d’appréciation, une somme de retenues, de prudences et d’impersonnalité qui confinent à la fascination presque exotique des “ce qu’il faut, ce que l’on doit, ce qui se fait”, portés au paroxysme de leur envoûtement par un craquètement de phrases toutes faites, de mines, de rites, de plis que l’on danse avec le chuchotement d’une prêtrise”(p67).

 Les images métaphoriques qui composent dans l’ordre de leur défilement le tableau d’un monde pétrifié et sclérosé, montrent que “le convenable’’ est un stéréotype qui gomme toute intériorité et conduit les personnages à évoluer dans un théâtre de masques et dans une dramaturgie “de bonnes manières” et de “phrases toutes faites”. Les métaphores répondent à une fonction précise: elles donnent une forme à l’invisible et à l’abstrait, et confèrent un sens à “l’indéfinissable”. De ce fait, elles jouent le rôle d’une arme contre le stéréotype, l’instrument de son dévoilement et le moyen de son procès.

 

 

         Le stéréotype investit la culture moderne: les salles feutrées des conférences, les médias, la télévision et surtout la littérature, lieu privilégié où fleurissent les tournures figées et les clichés utilisés jusqu’à l’usure et la perte du sens. Le prototype de cette littérature est un écrivain dont l’œuvre puise sa matière dans la culture du kitsch et son défilé d’éléments hétéroclites et insipides: “Ses romans sont pleins d’orphelins d’oasis, de fantasmes de missionnaires, de belles étrangères accoudées aux nudités des sables et aux nostalgies des côtes barbaresques, de chamelons, de croupions voilés, d’insolations. Il est le mage des touristes, l’esthète des cabanons, le poète des vacanciers” (p31).     

Les images et les thèmes énumérés dans ce passage sont caractéristiques d’une certaine littérature coloniale, propice aux clichés de l’exotisme et de l’évasion. L’image du Maghreb est ainsi réduite à un ensemble de postures figées et de poncifs rebattus que la série d’oxymores (mages des touristes, esthète de cabanons...) dénonce comme la marque évidente du ridicule et de la disparate. Il s’agit surtout d’une écriture “fossilisée” et ramenée à “un état de stupidité minérale, d’inertie végétale, d’épaisseur animale” (p31). Ces trois dernières métaphores, qui décrivent l’évolution de la matière à travers ses trois stades, (de la matière inerte à la matière vivante, puis à la matière sensible), renvoient à  la littérature de pacotille incapable d’atteindre le stade  de la pensée créatrice et de l’imagination inventive.

 

         Tout stéréotype est déterminé par  le degré de sensibilité ou de conscience du sujet regardant.  De ce point de vue, un stéréotype n’est pas forcément jugé ou perçu comme tel par tout le monde. Le principe du “convenable”, par exemple,  évoqué plus haut, est un code social et moral inamovible et rassurant pour les uns. Il est pour la narratrice, la cristallisation parfaite de l’aliénation sociale. Le stéréotype  se situe donc  par rapport à un ancrage éthique et idéologique de la conscience individuelle ou collective.

En effet, la narratrice juge tel ou tel comportement ridicule ou figé au nom de certaines valeurs, comme “l’humanité”, “l’humain” ou “ la spontanéité” (pp16-17). Dans ce cas, elle n’est pas  une voix qui observe froidement le monde  et le commente à distance. Au contraire, étant aux prises avec ce monde, la narratrice exprime sans détour sa subjectivité et se définit régulièrement par rapport aux autres.

Face à tous ceux dont la conduite n’est pas conforme à ces valeurs, la narrative n’hésite pas à exprimer, par le moyen de nombreux modalisateurs  son "antipathie" (p16), son “horreur” (p18), sa “haine” (p25), sa “colère” (p100), etc..... Elle cherche aussi à les fuir et à se démarquer nettement de leur comportement : “Qu’ai-je à voir avec ces gens là?”(p15); ou encore “comme ces gens me sont étrangers” (p16).                                   

 

Cependant, la narratrice ne se contente par d’ériger un mur ou une frontière entre elle et les figures stéréotypées. Elle se tourne surtout vers des figures positives qui, à ses yeux, ont échappé miraculeusement au naufrage général de la médiocrité régnante. Parmi ces figures, dont la plupart appartiennent à la masse anonyme du petit peuple, nous pouvons citer le marchand de cacahuète sur la plage(p51), les acteurs de seconds rôles(p33), les serveurs des réceptions: “Cette amitié que j’ai pour les acteurs qui n’ont connu qu’une carrière obscure et n’ont pas eu l’occasion de se draper dans cette morgue hystérique qui caractérise le physique des célébrités, est la même que celle qui, dans les réunions  mondaines, me fait sympathiser mentalement avec les domestiques”(p33). Encore une fois, la ligne de démarcation entre le stéréotype et son contraire est soulignée par l’antonymie entre les morts et les vivants, si bien que l’allusion au cadavre, récurrente dans le texte, s’affirme comme le paradigme central du stéréotype.  

 

A la tête de ces personnages qui  jouissent d’une considération particulière  chez la  narratrice,  le chauffeur Herbert et le professeur de piano Mlle  Kreutzer, deux personnages sympathiques et pathétiques à la fois, parce qu’elles sont intimement liés à la nostalgie de l’enfance de la narratrice.  Pour cerner les traits de leur caractère, la narratrice verse dans le discours élogieux et dans la rhétorique de l’hommage. Cependant, l’écriture se garde de céder à une perception métaphorique de leur silhouette ou de leur conduite. La preuve que la métaphore chez H. Béji ne trouve sa justification que dans une proximité avec le stéréotype, la condition essentielle pour que  la métaphore soit  activée.  

 

 

         La cohabitation, dans l’ouvrage de Hélé Béji, de portraits négatifs et d’autres positifs nous autorise à dire que le texte appartient à un genre hybride: un mélange de satire sociale et de discours élogieux, de réquisitoire et de  plaidoyer. Cette approche dialectique ne se limite pas aux portraits, elle s’élargit aussi  aux choses et aux éléments de la nature, comme l’illustre le chapitre VII, consacré à l’antagonisme symbolique entre La Poussière et La Chaux, deux forces, l’une naturelle, l’autre culturelle, qui s’affrontent dans un dur combat, afin d’envelopper, chacun à sa manière, la ville et ses habitants, le premier, dans un tourbillon sismique, et le second, dans un  vertige de blancheur aveuglante. Entre La Chaux, une “ fée” bienveillante  et La Poussière, une méchante “sorcière en haillons” (p60), c’est le combat manichéen entre l’ange et le diable qui se déploie devant nous: “C’est l’ange qui avec son petit récipient de substance céleste, empoisonne Satan pétrifié de blanc dans sa cape de boue” (p61).         

A l’instar de l’antagonisme entre la satire et l’éloge, l’opposition entre La Chaux et Le Poussière inscrit aussi le texte dans une vision dualiste ou manichéenne. Toutefois, une telle approche archétypale du réel  nous surprend, particulièrement dans un texte qui a  pour fonction centrale de démasquer les stéréotypes et d’en faire la matière de sa satire, car le manichéisme n’est-il pas lui aussi une vision stéréotypée de la réalité ? Le manichéisme ne correspond-il pas à un schéma réducteur, figé qui rejette les nuances et impose un raisonnement aporique?

En vérité, la narratrice n’hésite pas à assumer cette contradiction, mais moins pour y adhérer que pour l’utiliser comme un instrument d’observation et de décryptage des signes et des manifestations du stéréotype. Autrement dit, l’écart entre le stéréotype et son contraire ne s’exprime pas seulement à travers la différence entre les portraits négatifs et les portraits positifs, mais  aussi par l’opposition entre  “moi et les autres”.  La narratrice a besoin d’une confrontation ou  d’une situation de dualité pour pouvoir saisir et identifier le stéréotype. Toutefois, cette dualité n’est pas une fin en soi, car le but recherché, comme nous l’avons souligné plus haut, est de s’interroger sur les modalités de passage du stéréotype à la métaphore, ou encore de la réalité à sa représentation.

 

C’est autour de ce projet que se  justifie la confrontation entre le bien et le mal, entre la laideur d’un monde figé et la vérité d’un univers poétique: “L’homme si laid à travers lui, se dessinait comme à travers un négatif qui retrouve au tirage la plénitude de toutes les vraies couleurs. Il était comme une chose spectrale qu’il fallait traverser pour atteindre au-delà les riantes et lumineuses images de l’existence...” (p92). La transfiguration métaphorique de la réalité s’apparente donc à une opération chimique de développement photographique où le positif est obtenu  à partir du négatif; ou encore à une alchimie spirituelle où le bien naît du mal.

 

Tout le programme de l’ouvrage de H. Béji est résumé dans ce passage. Fidèle à la démarche proustienne, l’esthétique de H. Béji procède d’une contiguïté des contraires. Cela indique que chez H  Béji le stéréotype est le substrat de base de la métaphore. Dans ce sens, le terme satire,  mentionné dans le titre de l’ouvrage, constitue la matière de base que la narratrice doit affronter pour pouvoir écrire, chercher un style, découvrir une esthétique, inventer une métaphore et par conséquent saisir  “le sens caché”(p90) du réel.

Il faut donc se frotter aux choses négatives, à la médiocrité du monde et même à la littérature pacotille pour pouvoir saisir la beauté des éléments ou la richesse de l’univers: “Avec sa prose d’emphase, de clichés, de brillantes fadeurs, il me faisait rêver à la vraie littérature et sonner à mes oreilles quelques merveilleux vers de grand poète, et déployer la saveur d’un vrai style, à trouver, à créer, à s’offrir” (p91).

Décrire le stéréotype consiste à le transfigurer par une sorte de télescopage, selon une technique comparable au procédé cinématographique du “fondu  enchaîné” : “Une saison se froisse et se ternit, l’autre se déplie et la lumière qui passe réunit un moment l’ombre de leur corps dentelés, convergence des formes qui se touchent avant de se laisser. Déchéance et annonciation, relief soudain où les anciennes couleurs, avant de disparaître révèlent leur essence” (p107).  Grâce à ce procédé, l’image métaphorique décrypte les composants du stéréotype, en identifiant successivement les strates, souvent sous-jacentes de sa nature. Autrement dit, le passage d’un niveau réaliste à sa transfiguration métaphorique correspond à un transfert, comme dans le mythe osirisien de la mort à la résurrection, c’est-à-dire d’un état de dégénérescence à un  état de renaissance.  Cela signifie qu’aux yeux de l’auteur, la littérature n’est pas une transposition de la réalité, mais plutôt sa représentation poétique, comme semble l’expliquer ce passage sur le cinéma où tous les clichés du film policier  ou du film noir, qui à force d’être débarrassés de toutes leurs connotations négatives, finissent par dégager une aura de fraîcheur et  de poésie: “Au cinéma, même le sordide est beau, porté par la grâce de l’image. Les gueules de vaurien se lavent dans l’angélisme de l’écran. Les chapeaux et les mâchoires des grands criminels brillent d’un grain de lumière qui purifie même les yeux des débauchés, les fesses des catins, les muscles des boxeurs, les épaules des brutes et jette sur le mal et la nullité moderne, la force de son rayon agrandi, immaculé, la pellicule d’une eau lustrale, la lente absolution des passions humaines. Au cinéma, même les imbéciles ont de la présence” (p19).

          

         Dans L’Itinéraire de Paris à Tunis, le stéréotype, avant d’être la matrice de l’acte de création, est un signe social ou culturel utilisé jusqu’à l’usure, puis réemployée ou recyclée par l’écrivain, non pas seulement dans la perspective d’une quelconque fonction sociale ou morale, mais dans le sens de l’investir dans un projet esthétique.  Cela signifie qu’un texte littéraire n’est guère une création ex-nihilo, mais une réécriture  d’énoncés ou de discours dominants  lesquels ne sont évoqués et examinés que pour souligner leur usure, leur vacuité et leur rupture avec les nouvelles valeurs et exigences d’une époque moderne. Autrement dit, le discours sur le stéréotype est toujours le signe d’une mutation culturelle et d’une crise du sens. Toutes les grandes  œuvres de la littérature occidentale se sont focalisées autour de cette problématique, de Crevantes à La Bruyère, et de Flaubert  à Proust.

                                                                

                                                                              Kamel Ben Ouanès               

          



24/09/2008
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