le stéréotype ou l'itinéraire de la métaphore chez Hélé Béji
LE STÉRÉOTYPE
OU L’ITINÉRAIRE DE LA MÉTAPHORE CHEZ HÉLÉ
BÉJI
L’objectif de cette étude est de montrer
que le stéréotype n’a pas seulement une fonction caricaturale ou satirique,
mais qu’il est à la source de la production du texte, par le biais du
rapport qu’il établit avec la métaphore.
Il s’agit donc de montrer comment le
stéréotype devient le principe générateur d’un discours métaphorique. Mais une
telle problématique est corroborée par une interrogation sous-jacente : quelle
est la nature de la vision du monde qui
préside au passage du signe social et culturel
au signifiant poétique ?
C’est
à partir du texte de Hélé Béji Itinéraire de Paris à Tunis que nous avons choisi d’examiner cette
problématique.
L’ouvrage de H. Béji appartient à un genre hybride. C’est un
mélange de bribes de récits, ou plus précisément de tableaux ponctués de
quelques considérations intellectuelles qui rattachent le texte au genre de
l’essai. Disons, pour simplifier, que le texte suit l’itinéraire d’une conscience
qui s’éveille lentement à elle-même, pour passer en revue une succession de
situations, de rencontres et de portraits au gré d’une trajectoire
spatiale qui doit conduire mentalement
la narratrice de Paris à Tunis.
L’écriture
de Hélé Béji suit constamment le mouvement d’une mémoire voyageuse où
l’important n’est pas la destination, mais la dynamique du déplacement; pas
seulement de la conscience, mais aussi
les signes du langage. Cela signifie que l’écriture part de la réalité à sa
transfiguration, ou encore de l’impression directe et brute de cette réalité à
son expression poétique. Autrement dit, la démarche de Hélé Béji pose la
question du rapport de la littérature au réel. Il s’agit d’une question certes
classique, mais que notre époque a réactualisée, peut-être même modernisée,
dans la mesure où la littérature n’a plus, comme par le passé, cette ambition
“démesurée” de changer le monde ou d’avoir une emprise sur l’Histoire en cours.
Face à une réalité de plus en plus complexe ou inextricable, la littérature
tente tout modestement de comprendre les choses et de leur donner un sens. Aussi est-ce pour cette raison que nous
trouvons au centre de l’œuvre de Hélé Béji, dans ses essais, comme dans ses récits, cette question lancinante:
comment dire le réel où les repères sont brouillés, bousculés sous le poids de l’Histoire et des
idéologies lesquelles sécrètent à leur tour les conditions de leur propre
effondrement?
C’est
donc dans la perspective d’une interrogation sur le rapport de la réalité et de
sa représentation littéraire que nous abordons la question du stéréotype dans le texte
Itinéraire de Paris à Tunis de
Hélé Béji.
Qu’est-ce
que le stéréotype chez Béji ?
Avant
d’être un mal qui affecte les êtres, le stéréotype s’empare de l’espace et
l’enveloppe dans un voile d’uniformité. A Paris, “tout se concrétise dans une
composition stéréotypée “(p21), parce que les êtres s’enferment dans un conformisme irréductible
d’où se dégagent “une fadeur vulgaire, un comique bas, une capacité infinie à
sécréter la pesanteur de son propre univers” (p18).
Le stéréotype investit les plis et les
replis des choses et du monde, affecte aussi bien la conduite des gens que leur
discours et les enferme dans un conformisme généralisé. Quand le stéréotype
devient la loi générale et inamovible qui régit le monde, alors les
comportements se muent en un “automatisme appliqué à l’humain”, pour reprendre
l’expression de Bergson. Cela signifie que les
êtres sont déshumanisés et deviennent
source de rire et acteurs d’un
spectacle satirique. Ce qui
justifie d’ailleurs le choix du terme “satire” comme sous-titre à
l’ouvrage.
Autrement
dit, à travers une écriture où on
multiplie les traits de raillerie et les épigrammes, les portraits se succèdent
comme des conduites mécaniques dans un carnaval de marionnettes où chaque
geste, chaque parole découle de la règle du mimétisme, de la répétition et du conformisme: “ (ils) semblaient remuer
avec des mouvements réglés d’avance dans un bocal sans air et sans vie, qui les
empêchait de baigner dans la densité invisible des choses” (p93). Le
comportement stéréotypé apparaît ainsi comme le signe d’une infirmité, d’une
difformité où l’être n’a plus “ le moindre grain de vie intérieure” (p16). Il
devient “insignifiant”, “vide” (p88), ou encore, quand les apparences sont
sauvées, il donne à voir : “une âme de singe sous l’écorce d’un bel esprit” (p88).
Il règne partout “une confusion morale qui gagne la société moderne” (p88) et
momifie “la nouvelle culture” (p104) dans des conduites collectives figées. A
Paris comme à Tunis, dans les colloques et les réceptions mondaines ou
diplomatiques, sur les plages, comme dans les cérémonies de fiançailles ou de
mariages; partout où le regard de la narratrice se pose, il rencontre le
triomphe de la loi du conformisme (p18, 70,99), du snobisme (p97) et de la
médiocrité (p103). Dans ce sens, le
stéréotype renvoie à un mal qui ne concerne pas seulement quelques individus
isolés, mais ronge toute la société, voire même
l’époque dans son ensemble. Aussi est-ce pour cette raison que dans
cette satire et la galerie de portraits qu’elle charrie, aucune figure ne porte
un nom. Chaque portrait, situé dans un cadre et rattaché à un milieu ou à une
profession, correspond exactement à la notion de type qu’on trouve dans la
littérature classique du XVIIe. A la manière de ce qu’on rencontre dans Les Caractères de
Cependant, pour que la satire puisse
être élaborée et se déployer comme le procès critique de la société ou de l’époque, il ne suffit pas de désigner un
vice ou de nommer un trait ridicule; il faut surtout que le stéréotype soit
justifié et motivé par le recours systématique à un dispositif argumentatif qui
l’explique et l’explicite. Dans ce cas, c’est
En
effet, en décrivant par exemple, les intellectuels participant à un
dîner-débat, la narratrice ne se contente pas de souligner leur caractère figé
et ridicule. Elle les voit surtout sous le prisme d’un écran qui transfigure
les silhouettes en plusieurs catégories naturelles et culturelles: ils
sont “alignés là comme des gros et
froids bougeoirs sans flammes”(16),
puis “ils se flétrissent comme une plante à laquelle on administre une nourriture trop
forte, trop riche qu’elle ne peut absorber”(17),
avant de terminer ce portrait collectif par une autre métaphore botanique: “arbres décharnés du parc dans la
brume de l’hiver, sans réalité, sans visage, à peine dessinés,
illusoires”(p17).
Dans
ce cas, le stéréotype donne lieu à des variations autour d’un thème, à une
constellation d’images qui prennent leur racine dans la situation figée des
intellectuels aux prises avec un débat oiseux et des gestes quasi-mécaniques.
La métaphore cherche ainsi à expliquer la nature du stéréotype et à démontrer le pourquoi de son
insignifiance. En passant de l’image du “bougeoir
sans flammes” à “la plante fanée”, puis à celle de “l’arbre décharné”, les métaphores tissent entre elles un réseau
sémantique qui s’articule autour de la figure de la mort ou du cadavre. Cela
signifie que la figure centrale du stéréotype apparaît comme la matrice du
système argumentatif, à partir de laquelle génèrent toutes les métaphores.
Autant le stéréotype est momifiée dans une posture immuable, autant la
métaphore est régie par le dynamique du multiple et la loi du protéiforme. Ce
même procédé, nous le retrouvons dans le portrait du haut fonctionnaire de la
culture moderne. Composé, à l’instar des morceaux de puzzle qu’on cherche
laborieusement à reconstituer, le portrait épouse plusieurs traits puisés dans
des domaines aussi variés que le végétal, le bestiaire ou le culinaire: ses
regards, derrière ses lunettes sont assimilés à “des plantes d’eau au-dessus de
toutes les racines mortes qui pourrissent dans la vase d’un bassin” (p43).
Ensuite, ses plaisanteries, ses médisances sur ses prédécesseurs le conduisent à contrefaire la voix “du loup
qui veut montrer patte blanche et laisse(r) échapper l’éclair de sa
canine”(44). Puis, comme dans un film d’horreur, toute sa personne se
métamorphose en une bête répugnante où “soudain grossissent le pilosisme de ses
sourcils et la forme velue de ses pattes” (p44), avant que la culture moderne,
dont il est l’un des promoteurs, ne soit “coagulée autour de sa personne comme
un blanc d’œuf gélatiniforme qui durcit en cuisant”(45).
Cette
succession de métaphores, visant à
cerner les traits physiques et psychologiques du personnage, s’articule autour
du paradigme de l’horreur menaçante. Le choix de ces métaphores, empruntées à
des domaines différents, obéit à une logique inhérente à l’idéologie du texte:
faire le procès d’un modernisme tronqué et factice.
L’association du stéréotype et de la
métaphore prend d’autres configurations dans le texte de H. Béji. Le recours à
l’enchâssement métaphorique a souvent pour effet d’appréhender le stéréotype
suivant une vision métonymique. Un exemple: sur la plage où les filles sont à la recherche d’un mari,
les familles entourent leur progéniture d’une complicité, à la fois active et
discrète: “Les regards lourds, faussement ensommeillés, habités de cette
curiosité décadente qui parcourt sans cesse la plage comme le rayon du phare
sur la colline pour surveiller les
escapades des filles...”(65).
La
complicité vigilante de la famille a pour conséquence de “gâter le paysage” et
de donner le déclic à une profusion de
métaphores enchâssées. Cependant, ce n’est pas l’image du phare qui sera
développée, mais plutôt l’espace qu’il éclaire, à savoir la plage, le champ
d’action où se déploient les discrètes manœuvres
de séduction: “Chaque grain de sable
forme avec les autres, non les mille touches d’une plage réelle, mais la somme
innombrable des suspicions dont elle me paraît criblée, tels ces plagiats de
peinture pointilliste qui ne parviennent pas à faire voir l’unité dans la
désintégration, et l’horizon se plie dans le papier mâché d’une brochure
d’agence, épinglé contre un mur comme un papillon cruellement percé au cœur
sous le vitre d’une planche”(p65).
Dans
ce passage, le stéréotype initial (la complicité hypocrite de la famille) est évacué
au profit d’un glissement métonymique vers la plage et l’horizon. Le changement
de perspective est déterminé non par le comparé (le stéréotype de la famille
faussement vigilante), mais par le comparant (la métaphore de la lumière du
phare). Le faisceau lumineux, qui balaie l’espace et éclaire d’abord le sable,
ensuite l’horizon, sera la matrice génératrice de toutes les autres
métaphores du passage, comme si le
cheminement métaphorique avait pour règle d’établir un lien ou une relation de
cause à effet entre la crise morale
(suspicions, cruauté meurtrière) et la décadence artistique (plagiat, laideur d’une brochure
publicitaire).
Ainsi,
pour démontrer les effets pervers et généralisés du stéréotype, l’écriture
métaphorique se mue-t-elle en une vision kaléidoscopique.
Dans un autre passage, le choix du
futur mari engage et mobilise cousins, cousines, proches et lointains parents (p66).
Là aussi, tout critère
d’appréciation ou d’élection du
prétendant est déterminé par une vision stéréotypée, donc par un code
hégémonique et figé, qui est le contraire du jugement. C’est un ainsi qu’au
bout d’un long examen des traits du futur mari, on arrive à un résultat
incontournable, à un consensus qui se
cristallise par la formule consacrée: “ C’est
un garçon convenable”. Si ce terme est
repris plusieurs fois dans le texte sous différents dérivés (le
convenable, la convenance), c’est surtout parce que “le convenable” est le
critère suprême du choix, le fondement de tout l’édifice familial et le garant
de la cohésion sociale. “Le convenable” serait une éthique inamovible, une loi institutionnelle, et de ce fait un des traits majeurs du
stéréotype: “Tout se discute et se marchande, écrit la narratrice, sauf le
convenable”, parce que “ le convenable fait partie dans la vie des choses
impondérables et décisives où chacun se comprend, mais personne ne s’explique”
(p68).
Mais
qu’est-ce que le convenable? Sa définition serait difficile aux yeux de la
narratrice. C’est pourquoi, pour cerner ses traits, il faut une kyrielle ou une
constellation de métaphores puisées dans
des domaines aussi variés que le livresque, le culinaire, le religieux, le
théâtral ou le chorégraphique, et groupées autour des catégories sensorielles
(olfactive, tactile, auditive...):
“La convenance suppose un composé
invisible où toutes les caractéristiques de la personne se trouvent dépassées
par la vertu d’un assortiment indéfinissable(...) un effacement de bon aloi,
une soustraction de toute la personnalité dans l’accumulation des bonnes
manières, un bréviaire que l’on reconnaît, sans l’ouvrir, à son odeur de
maroquin, un sorbet sans goût que l’on déguste par politesse avec des
hochements d’appréciation, une somme de retenues, de prudences et
d’impersonnalité qui confinent à la fascination presque exotique des “ce qu’il
faut, ce que l’on doit, ce qui se fait”, portés au paroxysme de leur
envoûtement par un craquètement de phrases toutes faites, de mines, de rites,
de plis que l’on danse avec le chuchotement d’une prêtrise”(p67).
Les images métaphoriques qui composent dans
l’ordre de leur défilement le tableau d’un monde pétrifié et sclérosé, montrent
que “le convenable’’ est un stéréotype qui gomme toute intériorité et conduit
les personnages à évoluer dans un théâtre de masques et dans une dramaturgie
“de bonnes manières” et de “phrases toutes faites”. Les métaphores répondent à
une fonction précise: elles donnent une forme à l’invisible et à l’abstrait, et
confèrent un sens à “l’indéfinissable”. De ce fait, elles jouent le rôle d’une
arme contre le stéréotype, l’instrument de son dévoilement et le moyen de son
procès.
Le stéréotype investit la culture
moderne: les salles feutrées des conférences, les médias, la télévision et
surtout la littérature, lieu privilégié où fleurissent les tournures figées et
les clichés utilisés jusqu’à l’usure et la perte du sens. Le prototype de cette
littérature est un écrivain dont l’œuvre puise sa matière dans la culture du
kitsch et son défilé d’éléments hétéroclites et insipides: “Ses romans sont
pleins d’orphelins d’oasis, de fantasmes de missionnaires, de belles étrangères
accoudées aux nudités des sables et aux nostalgies des côtes barbaresques, de
chamelons, de croupions voilés, d’insolations. Il est le mage des touristes, l’esthète
des cabanons, le poète des vacanciers” (p31).
Les
images et les thèmes énumérés dans ce passage sont caractéristiques d’une
certaine littérature coloniale, propice aux clichés de l’exotisme et de
l’évasion. L’image du Maghreb est ainsi réduite à un ensemble de postures
figées et de poncifs rebattus que la série d’oxymores (mages des touristes,
esthète de cabanons...) dénonce comme la marque évidente du ridicule et de la disparate.
Il s’agit surtout d’une écriture “fossilisée” et ramenée à “un état de
stupidité minérale, d’inertie végétale, d’épaisseur animale” (p31). Ces trois
dernières métaphores, qui décrivent l’évolution de la matière à travers ses
trois stades, (de la matière inerte à la matière vivante, puis à la matière
sensible), renvoient à la littérature de
pacotille incapable d’atteindre le stade
de la pensée créatrice et de l’imagination inventive.
Tout stéréotype est déterminé par le degré de sensibilité ou de conscience du
sujet regardant. De ce point de vue, un
stéréotype n’est pas forcément jugé ou perçu comme tel par tout le monde. Le
principe du “convenable”, par exemple,
évoqué plus haut, est un code social et moral inamovible et rassurant
pour les uns. Il est pour la narratrice, la cristallisation parfaite de
l’aliénation sociale. Le stéréotype se
situe donc par rapport à un ancrage
éthique et idéologique de la conscience individuelle ou collective.
En
effet, la narratrice juge tel ou tel comportement ridicule ou figé au nom de
certaines valeurs, comme “l’humanité”, “l’humain” ou “ la spontanéité” (pp16-17).
Dans ce cas, elle n’est pas une voix qui
observe froidement le monde et le
commente à distance. Au contraire, étant aux prises avec ce monde, la
narratrice exprime sans détour sa subjectivité et se définit régulièrement par
rapport aux autres.
Face
à tous ceux dont la conduite n’est pas conforme à ces valeurs, la narrative
n’hésite pas à exprimer, par le moyen de nombreux modalisateurs son "antipathie" (p16), son
“horreur” (p18), sa “haine” (p25), sa “colère” (p100), etc..... Elle cherche
aussi à les fuir et à se démarquer nettement de leur comportement : “Qu’ai-je à
voir avec ces gens là?”(p15); ou encore “comme ces gens me sont étrangers” (p16).
Cependant,
la narratrice ne se contente par d’ériger un mur ou une frontière entre elle et
les figures stéréotypées. Elle se tourne surtout vers des figures positives
qui, à ses yeux, ont échappé miraculeusement au naufrage général de la
médiocrité régnante. Parmi ces figures, dont la plupart appartiennent à la
masse anonyme du petit peuple, nous pouvons citer le marchand de cacahuète sur
la plage(p51), les acteurs de seconds rôles(p33), les serveurs des réceptions:
“Cette amitié que j’ai pour les acteurs qui n’ont connu qu’une carrière obscure
et n’ont pas eu l’occasion de se draper dans cette morgue hystérique qui
caractérise le physique des célébrités, est la même que celle qui, dans les
réunions mondaines, me fait sympathiser
mentalement avec les domestiques”(p33). Encore une fois, la ligne de
démarcation entre le stéréotype et son contraire est soulignée par l’antonymie
entre les morts et les vivants, si bien que l’allusion au cadavre, récurrente
dans le texte, s’affirme comme le paradigme central du stéréotype.
A la tête de ces personnages qui jouissent d’une considération
particulière chez la narratrice,
le chauffeur Herbert et le professeur de piano Mlle Kreutzer, deux personnages sympathiques et
pathétiques à la fois, parce qu’elles sont intimement liés à la nostalgie de
l’enfance de la narratrice. Pour cerner
les traits de leur caractère, la narratrice verse dans le discours élogieux et
dans la rhétorique de l’hommage. Cependant, l’écriture se garde de céder à une
perception métaphorique de leur silhouette ou de leur conduite. La preuve que
la métaphore chez H. Béji ne trouve sa justification que dans une proximité
avec le stéréotype, la condition essentielle pour que la métaphore soit activée.
La cohabitation, dans l’ouvrage de Hélé
Béji, de portraits négatifs et d’autres positifs nous autorise à dire que le
texte appartient à un genre hybride: un mélange de satire sociale et de
discours élogieux, de réquisitoire et de
plaidoyer. Cette approche dialectique ne se limite pas aux portraits,
elle s’élargit aussi aux choses et aux
éléments de la nature, comme l’illustre le chapitre VII, consacré à
l’antagonisme symbolique entre
A
l’instar de l’antagonisme entre la satire et l’éloge, l’opposition entre
En
vérité, la narratrice n’hésite pas à assumer cette contradiction, mais moins
pour y adhérer que pour l’utiliser comme un instrument d’observation et de
décryptage des signes et des manifestations du stéréotype. Autrement dit,
l’écart entre le stéréotype et son contraire ne s’exprime pas seulement à
travers la différence entre les portraits négatifs et les portraits positifs,
mais aussi par l’opposition entre “moi et les autres”. La narratrice a besoin d’une confrontation
ou d’une situation de dualité pour
pouvoir saisir et identifier le stéréotype. Toutefois, cette dualité n’est pas
une fin en soi, car le but recherché, comme nous l’avons souligné plus haut,
est de s’interroger sur les modalités de passage du stéréotype à la métaphore,
ou encore de la réalité à sa représentation.
C’est autour de ce projet que se justifie la confrontation entre le bien et le
mal, entre la laideur d’un monde figé et la vérité d’un univers poétique:
“L’homme si laid à travers lui, se dessinait comme à travers un négatif qui
retrouve au tirage la plénitude de toutes les vraies couleurs. Il était comme
une chose spectrale qu’il fallait traverser pour atteindre au-delà les riantes
et lumineuses images de l’existence...” (p92). La transfiguration métaphorique
de la réalité s’apparente donc à une opération chimique de développement
photographique où le positif est obtenu
à partir du négatif; ou encore à une alchimie spirituelle où le bien
naît du mal.
Tout le programme de l’ouvrage de H. Béji
est résumé dans ce passage. Fidèle à la démarche proustienne, l’esthétique de
H. Béji procède d’une contiguïté des contraires. Cela indique que chez H Béji le stéréotype est le substrat de base de
la métaphore. Dans ce sens, le terme satire,
mentionné dans le titre de l’ouvrage, constitue la matière de base que
la narratrice doit affronter pour pouvoir écrire, chercher un style, découvrir
une esthétique, inventer une métaphore et par conséquent saisir “le sens caché”(p90) du réel.
Il
faut donc se frotter aux choses négatives, à la médiocrité du monde et même à
la littérature pacotille pour pouvoir saisir la beauté des éléments ou la
richesse de l’univers: “Avec sa prose d’emphase, de clichés, de brillantes
fadeurs, il me faisait rêver à la vraie littérature et sonner à mes oreilles
quelques merveilleux vers de grand poète, et déployer la saveur d’un vrai
style, à trouver, à créer, à s’offrir” (p91).
Décrire
le stéréotype consiste à le transfigurer par une sorte de télescopage, selon
une technique comparable au procédé cinématographique du “fondu enchaîné” : “Une saison se froisse et se
ternit, l’autre se déplie et la lumière qui passe réunit un moment l’ombre de
leur corps dentelés, convergence des formes qui se touchent avant de se
laisser. Déchéance et annonciation, relief soudain où les anciennes couleurs,
avant de disparaître révèlent leur essence” (p107). Grâce à ce procédé, l’image métaphorique
décrypte les composants du stéréotype, en identifiant successivement les
strates, souvent sous-jacentes de sa nature. Autrement dit, le passage d’un
niveau réaliste à sa transfiguration métaphorique correspond à un transfert,
comme dans le mythe osirisien de la mort à la résurrection, c’est-à-dire d’un
état de dégénérescence à un état de
renaissance. Cela signifie qu’aux yeux
de l’auteur, la littérature n’est pas une transposition de la réalité, mais
plutôt sa représentation poétique, comme semble l’expliquer ce passage sur le
cinéma où tous les clichés du film policier
ou du film noir, qui à force d’être débarrassés de toutes leurs
connotations négatives, finissent par dégager une aura de fraîcheur et de poésie: “Au cinéma, même le sordide est
beau, porté par la grâce de l’image. Les gueules de vaurien se lavent dans
l’angélisme de l’écran. Les chapeaux et les mâchoires des grands criminels brillent
d’un grain de lumière qui purifie même les yeux des débauchés, les fesses des
catins, les muscles des boxeurs, les épaules des brutes et jette sur le mal et
la nullité moderne, la force de son rayon agrandi, immaculé, la pellicule d’une
eau lustrale, la lente absolution des passions humaines. Au cinéma, même les
imbéciles ont de la présence” (p19).
Dans L’Itinéraire de Paris à Tunis, le stéréotype, avant d’être la
matrice de l’acte de création, est un signe social ou culturel utilisé jusqu’à
l’usure, puis réemployée ou recyclée par l’écrivain, non pas seulement dans la
perspective d’une quelconque fonction sociale ou morale, mais dans le sens de
l’investir dans un projet esthétique.
Cela signifie qu’un texte littéraire n’est guère une création ex-nihilo,
mais une réécriture d’énoncés ou de
discours dominants lesquels ne sont
évoqués et examinés que pour souligner leur usure, leur vacuité et leur rupture
avec les nouvelles valeurs et exigences d’une époque moderne. Autrement dit, le
discours sur le stéréotype est toujours le signe d’une mutation culturelle et
d’une crise du sens. Toutes les grandes œuvres
de la littérature occidentale se sont focalisées autour de cette problématique,
de Crevantes à
Kamel Ben Ouanès