Le Temps dans l'oeuvre de Georges Perec
Le
temps dans l’œuvre de G. Perec
Le
temps connaît plusieurs modalités de traitement dans l’œuvre de G Perec. Mais
quelle que soit la forme qu’il prend, le temps demeure intimement déterminé par
le principe oulipien de la contrainte rhétorique.
Le
temps est évidemment au cœur du projet autobiographique de Perec. Là,
l’Histoire, la mémoire ou les souvenirs d’enfance focalisent l’intérêt de
l’auteur au gré d’une rigoureuse stratégie formelle.
Dans les romans, comme dans les essais à caractère dit sociologique, la temporalité, constamment
associée à l’espace, remodèle l’écriture et structure sa matière. W ou le souvenir d’enfance entremêle
l’Histoire et la fiction. D’un côté, un récit fragmentaire d’une vie d’enfant
pendant la guerre ; de l’autre, un récit imaginaire, une sorte de fantasme
enfantin, évoquant une cité régie par l’idéal olympique. Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? présente
en termes désinvoltes les efforts d’une bande de jeunes parisiens visant à
dissuader leur copain de partir en Algérie, un pays aux prises avec la guerre
de libération. Je me souviens
restitue, par le biais de brèves notations, la mémoire collective d’une époque,
celle de l’après-guerre.
La problématique du temps transparaît encore mieux dans les textes d’inspiration proustienne, comme L’homme qui dort, qui est une méditation sur l’identité du moi à partir précisément d’une citation du premier chapitre Du côté de chez de Swann[1]. De même, plusieurs fragments d’Espèces d’espaces font directement allusion à des métaphores proustiennes, comme celle de la « madeleine »[2] qui exprime le lien entre la mémoire ou le temps et l’écriture.
Tout en pastichant Proust, comme il le fait d’ailleurs
souvent avec de nombreux autres écrivains, Perec n’est pourtant pas proustien
et se démarque nettement, dans son rapport avec la problématique du temps, de la démarche de l’auteur de
D’abord
la mémoire privilégiée par le narrateur de
Ensuite,
l’esthétique proustienne consiste à rapprocher deux moments distincts et
nettement séparés, afin de les fondre dans le noyau d’un beau style, grâce à une subtile combinaison du couple : la
métaphore et de la métonymie. Cette alchimie verbale, obtenue à la fois par
association et par contiguïté, permet à Proust de transcender le temps des
contingences et de créer un temps poétique.
En
revanche, l’esthétique de Perec ne peut dépasser la vision fragmentaire du temps,
dans la mesure où les moments sollicités volontairement par la mémoire
demeureront séparés les uns des autres. Pas de télescopage donc entre les
instants d’une vie, mais une simple énumération ou classement selon un ordre tantôt
arbitraire et tantôt raisonné. Dans ce cas, chaque moment reste autonome et ne
fusionne pas avec les autres. Cependant, l’ensemble des fragments détermine la
construction diégétique et façonne un dispositif formel fondé sur la contrainte.
S’il
y a une image qui définit le mieux le temps proustien, et par ricochet, le
contraire du temps perecquien est celle du mythe d’Osiris. En effet, le mythe
pharaonique qui structure l’unité et la cohérence souterraine de l’œuvre de
Proust, s’articule autour du passage de l’état de dispersion ou de dissémination
à celui de l’unité retrouvée. Autrement dit, ce mythe illustre le passage de la
mort à la résurrection ou à la renaissance. Le moi perecquien ne connaîtra
guère l’osmose ou la fusion de ses parties. Il ne connaîtra pas
non plus « le temps retrouvé », car le temps qu’il traverse sera réduit
à des bribes de souvenirs, à des épisodes disparates et à des fragments isolés.
Chez Perec, l’oubli est accepté, reconnu et assumé, « j’ai oublié »,
ou mieux encore, « je n’ai pas de souvenirs d’enfance » dit le moi
dans W ou le souvenir d’enfance.[4]
En tant qu’oulipien, Perec ne conçoit le traitement du
temps, comme tout projet d’écriture, que dans la perspective d’une application
préalable de certaines contraintes formelles, en suivant tantôt des règles
mathématiques[5] et axiomatiques, tantôt
des principes à caractère linguistique ou nettement ludique. A cette première
distinction, il faut en ajouter une autre, celle qui sépare le temps officiel
de l’Histoire du temps mnémonique du souvenir. Le premier est en rapport avec
les dates et la logique du calendrier, alors que le second est déterminé par
les traces que le passé a imprimées dans la conscience intime et la mémoire du
moi. Notre objectif est de démontrer
comment Perec se démarque du premier temps et fragmente et émiette le second
jusqu’à l’effacement. Cela signifie que dans les deux cas, le temps chez Perec
ne réunit pas, mais divise[6] et
souligne la frontière, voire la béance qui sépare les êtres.
Pour
ce faire, Perec utilise deux procédés rhétoriques : d’un côté, la dissémination où le temps se fond dans
l’écriture jusqu’à sa disparition ; de l’autre, l’énumération où le temps est réduit à un instant isolé et dépouillé
de tout ancrage historique, une sorte de temps suspendu.
1-
La
dissémination :
Dans le temps officiel du calendrier,
la date et par conséquent le chiffre
jouent un rôle primordial. Il s’agit d’un temps divisé et compartimenté qui se
manifeste sous la forme d’un calcul, c’est-à-dire d’une division entre l’avant
et l’après. Chez Perec, les dates sont nombreuses. Trois dates, cependant,
ponctuent l’œuvre et déterminent sa configuration formelle. C’est ce que
Bernard Magné appelle l’AEncrage[7]. Ces trois dates
présentent respectivement la date officielle de la mort de la mère lors de sa déportation, le 11 février 1943 ; la date du décès du père, le 16 juin 1940, après avoir été blessé
sur le champ de bataille ; et la date de naissance de leur enfant, Georges
Perec lui-même, le 7 mars 1936. Ce
rapport au temps, Perec le nourrit de détails empruntés à sa propre vie.
Toutefois, faut-il le rappeler, l’auteur songe moins à utiliser certains éléments
de son passé qu’à composer un réseau textuel, ou plus précisément des lieux
rhétoriques, car à ses yeux, les lieux réels n’existent pas : « Mon pays natal, le berceau de ma famille, la
maison où je serais né, l’arbre que
j’aurais vu grandir ( que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le
grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts…De tels lieux n’existent pas[8] ».
Le
temps ne renvoie pas donc nécessairement à des lieux réels, mais à des lieux
fabriqués ou construits. C’est pourquoi, ce qui compte dans ces dates, aux yeux
de l’écrivain oulipien, ce sont les chiffres. Les trois dates mentionnées d’une
façon directe et explicite dans le texte autobiographique W ou le souvenir d’enfance, vont jouer, à des degrés différents, le
rôle des signaux autobiographiques et de principes générateurs de l’œuvre.
Autrement dit, la stratégie d’écriture permet non seulement d’insérer l’événement
qu’évoque la date dans un espace et un temps repérables, mais aussi de fondre les chiffres dans le
moule de l’oeuvre. Les occurrences des chiffres 11,43,36, etc.…sont mentionnés
tantôt explicitement dans le texte, au niveau des microstructures, tantôt
indirectement ou implicitement, lorsqu’ils règlent la texture formelle de
l’énoncé, donc au niveau des macrostructures.
On
ne va pas s’attarder longtemps sur ce point, car il a été déjà étudié par les
spécialistes de Perec[9]. C’est
pourquoi notre étude se limitera à donner juste un aperçu sur cet aspect, en
focalisant notre intérêt sur un seul chiffre, le 11 qui renvoie à la date de la
mort de la mère. Les remarques que nous allons mentionner à propos de ce chiffre
s’appliquent parfaitement aux modalités de fonctionnement des autres dates,
celle de la mort du père ou celle de la naissance de G. Perec ou tout autre
événement marquant de la vie de l’auteur.
Dans
son essai sur l’œuvre de G. Perec, Bernard Magné a recensé onze occurrences[10] du
chiffre 11. Même dans
Ce
dernier exemple montre la manière avec laquelle Perec procède à l’élaboration
de son texte. En effet, si le onze est mentionné indirectement, (nous n’avons
pas onze, mais l’expression cinq ou six),
c’est que la disparition de onze renvoie à la disparition de « E » et
par conséquent à celle de la mère.
Nous
pouvons aussi souligner que dans l’expression « cinq à six », les voyelles sont ramenées de six à cinq, après
la disparition de « E », c’est-à-dire que nous passons d’une langue à
six voyelles à une autre de cinq voyelles seulement, donc une langue amputée, infirme et marquée
par la perte ou la dissolution d’un signe.
Sur
le plan de la macrostructure, le chiffre onze détermine la configuration
formelle de plusieurs œuvres. Dans W ou
le souvenir d’enfance, la première partie est constituée de onze chapitres,
et ce onzième chapitre est interrompu spectaculairement par la page blanche
marquée par des points de suspension. De même, Les onze onzains dans chaque
séquence du recueil Alphabets sont
constitués de onze vers et chaque vers est composé de onze lettres.
Si
on pousse ce jeu de la dissémination de la date, nous pouvons encore rattacher
à l’aencrage du chiffre 11, la lettre « k », onzième lettre de l’alphabet.
« K »
se signale dans le titre d’un des récits enchâssés de 53 jours : K comme koala,
un titre composé lui aussi de onze lettres.
Les
occurrences du chiffre onze indiquent que la date se fond dans l’écriture ou
plus précisément devient une règle d’écriture et se dissémine, par conséquent, dans le texte au point qu’elle se
déguise, traverse l’écriture et se transforme.
Il
y a donc une transmutation de la date qui devient chiffre, puis expression,
ensuite une lettre, avant de se muer en une loi de la macrostructure. Ce jeu
entre l’invariant (onze) et le variable (les différentes modalités de
transmutation) permet de passer du temps du calendrier, donc du temps
historique au temps de l’écriture et à une sorte d’alchimie de la création.
Dans ce cas, nous pouvons affirmer que chez Perec, c’est la date qui nourrit
l’écriture, façonne l’élocution et donne forme à l’œuvre.
Cependant,
par ce procédé de dissémination, le chiffre ne renvoie à la date de la mort de
la mère que pour « les initiés », qui sont ici les connaisseurs de
l’œuvre de Perec. Le chiffre est « désinséré » du temps et devient
une contrainte formelle ou une règle d’écriture. Il s’agit donc d’un temps masqué
et sa référence est gommée. Il n’en reste qu’un signifiant actif dans un
processus qui rappelle, dans une certaine mesure, l’élaboration de certains
textes kabbalistiques. Donc la disparition de la mère se mue en une mise en
scène ou une dramaturgie de la disparition de la date de sa mort.
II-
L’énumération :
Ce procédé, récurrent et fondamental dans l’œuvre de
Perec, concerne aussi bien le recensement du temps que des objets ou des lieux.
De
ce point de vue, et eu égard à une
démarche rhétorique classique, Perec inverse l’ordre habituel des choses,
puisque dans ce cas de figure, la disposition
précède et englobe l’invention.
Autrement dit, le dispositif formel (en l’occurrence l’énumération) structure
non seulement l’agencement des arguments, mais surtout détermine leur recherche
et leur découverte. Chez Perec, au commencement de l’écriture, il existe une
règle formelle, une contrainte qui détermine l’ordre et le classement des
parties du texte. C’est pour cette raison que le rapport au temps est avant
tout un rapport avec les modalités de l’écriture ; des modalités qui
varient certes d’un texte à un autre, mais qui sont toujours en amont de tout
projet d’écriture.
L’énumération de la temporalité consiste à dénombrer,
à inventorier des instants vécus par le moi, et réunis autour d’un thème
commun. Je me souviens est une
litanie de souvenirs collectifs de la génération parisienne de l’après-guerre.
Le
système d’énumération et les modalités de son élaboration sont évoqués dans le
chapitre « La chambre » dans Espèces
d’espaces. Ce texte est inspiré de l’écriture proustienne ou précisément,
comme le note Perec lui-même, « des
paragraphes 6 et 7 du premier chapitre de la première partie de (Combray) du
premier volume (du côté de chez Swann) de
« A l’heure actuelle, je n’ai pratiquement pas commencé à les
décrire ; par contre, je crois les avoir à peu près tous recensés :
il y en a à peu près deux cents (…). Je ne suis pas encore définitivement fixé
sur la manière dont je les classerai. Certainement pas par ordre chronologique.
Sans doute pas par ordre alphabétique (…). Peut-être selon leur disposition
géographique, ce qui accentuerait le côté « guide » de cet ouvrage.
Ou bien, plutôt, selon une perspective thématique qui pourrait aboutir à une
sorte de typologie des chambres à coucher[11]. »
Le
projet Les lieux où j’ai dormi
ne sera jamais achevé, car la règle de la disposition ou de classement n’est
pas définitivement arrêtée. La preuve qu’il ne suffit pas de se rappeler le
souvenir d’un lieu ou d’un événement pour pouvoir l’écrire. Il faut au
préalable une règle d’écriture, une contrainte formelle sans laquelle aucun
projet ne peut être concrétisé.
A
la fin du chapitre « la chambre », Perec énonce la finalité de son
projet : « C’est évidemment
des souvenirs resurgis de ces chambres éphémères que j’attends les plus grandes
révélations. »[12] Comment
faut-il comprendre l’expression « grandes révélations » ? Ou
comment l’évocation du temps peut-elle reconstituer le passé et donner forme et consistance aux
choses, aux objets et à l’espace ?
Pour
répondre à cette question, nous devons
chercher dans l’œuvre de Perec quelques traces de ce projet impossible où sont
décrites les chambres de souvenirs. Faut-il rappeler, à ce propos, que le
chapitre « Les trois chambres retrouvées » n’est évoqué qu’après l’expérience
d’une analyse commentée dans le chapitre « Les lieux de la ruse »
dans Penser/classer. Il ressort de
cette expérience que le souvenir n’est pas vraiment retrouvé, mais plutôt reconstruit
et recomposé, si bien qu’en tant qu’oulipien, Perec ne conçoit pas le souvenir
autrement que comme un leurre ou un artifice textuel. Le souvenir serait donc
le produit d’une ruse d’écriture et d’une
règle de rhétorique.
En examinant le chapitre de « trois chambres
retrouvées »[13],
allusion à la chambre proustienne, on
remarque que la description de chacune de ces trois chambres s’articule autour
de trois repères : typologique (la disposition du lit par rapport à la fenêtre
ou à la porte), culturel (chaque chambre est liée au souvenir de la lecture
d’un roman d’aventure ou d’un roman policier) et repère temporel et subjectif (la
chambre est en rapport avec les événements qui ont marqué la vie du
narrateur : échec au baccalauréat, maladie, déception amoureuse…).
Décrites
selon une grille naturaliste, ces chambres ne sont ni des lieux agréables, ni
des lieux horribles, donc sans aucun signe de pathos, et se présentent comme un
décor réaliste neutre où se mêlent les trois constituants de base de tout
souvenir : un ancrage géographique, un ancrage culturel et un autre
historique.
Mais,
en même temps, chaque souvenir n’est jamais isolé, mais inscrit toujours dans
une structure sérielle, donc en association avec d’autres souvenirs. En effet,
à l’instar des lieux ou du système des objets, le temps en appelle un autre,
puis un autre … jusqu’à former une suite litanique de fragments de vie.
Cependant, et contrairement à Proust, cette succession ou énumération exclut
tout télescopage ou interférences qui seraient génératrices de métaphores. Chez
Perec, le temps n’entretient avec un autre temps aucune relation, aucun rapport
de cause à effet, ni détermination réciproque. Le temps s’inscrit dans le
texte, certes comme un fragment d’un tout, mais un fragment parfaitement isolé,
séparé des autres instants.
Le temps perecquien, désarticulé et émietté, conduit
par conséquent à percevoir le réel à partir de temporalités multiples[14]. Cet
aspect déterminant dans la composition du chapitre de Trois
chambres retrouvées, apparaît encore d’une manière plus nette dans Je me souviens. En effet, à chaque
reprise de la formule anaphorique « je mes souviens », c’est un autre
moi qui émerge, indépendant du précédent et qui affirme la singularité de
l’instant qu’il évoque. Dans ce sens, l’espace
blanc séparant les formules n’est pas un simple dispositif typographique, mais
la marque d’une écriture elliptique, dans la mesure où les instants énumérés
sont séparés par des événements indicibles, par des béances troublantes, par
des manques ou des absences irréparables, là où s’imprime le non-dit, l’oubli
ou le refoulé. De ce point de vue, le procédé d’énumération n’a rien avoir avec
l’esprit d’accumulation, mais renvoie plutôt à un état de discontinuité où le
moi verra ses parties tragiquement dispersées, disséminées, telle la figure
d’Osiris, avant l’intervention d’Isis.
Cela
n’est pas sans conséquence sur le statut des personnages de Perec. Ces derniers
« sont agis plutôt qu’ils n’agissent »[15].
Inhibés et sans intériorité, les personnages n’existent que dans leurs
relations avec ce qui les entoure : gens, objets matériels et culturels,
si bien que « le fond de leur être, pour reprendre l’expression de Michel
Serres, est aléatoire et combinatoire », des personnages qui semblent être
motivés par un déterminisme entièrement mécanique, comme en témoigne la vie du personnage de L’homme qui dort :
« Tu
glisses, tu te laisses couler, flancher : chercher le vide, le fuir,
marcher, t’arrêter, t’asseoir, t’attabler, t’accouder, t’étendre. Gestes
d’automate : te lever, te laver, te raser, te vêtir…[16] . »
D’ailleurs,
le personnage perecquien confiné dans un état évanescent ou de détachement,
sans lien solide avec les choses et le monde, se situe hors de l’histoire :
Tu as
vis-à-vis de ta douleur, comme de toutes les sensations que tu perçois, toutes
les pensées qui te traversent, toutes les impressions que tu ressens, un détachement total.[17]
Le désir de se déconnecter de l’Histoire, ou encore de
s’en délivrer parcourt l’ensemble de l’œuvre. Dans La vie monde d’emploi, Berthlebooth vivra, à cause de son périple à
travers le monde, loin de tous les événements de la deuxième guerre mondiale. L’homme qui dort est détaché de grands
événements qui avaient secoué
Chaque
fois, le personnage est amené à être en marge de l’Histoire. Il ne garde,
d’ailleurs de son époque que des éléments insignifiants et d’une rare banalité,
comme on le remarque dans Je me souviens [18]:
Je me
souviens de l’émission de radio du jeudi « les jeunes Français sont
musiciens. (413)
Je
me souviens des boites de coco (402).
Je
me souviens qu’un ami de mon cousin Henri restait toute la journée en robe de
chambre quand il préparait ses examens (10).
Le
projet de masquer l’Histoire et de s’inscrire dans un temps a-historique
indique le désir d’annuler la durée, si bien que le temps n’est guère perçu à
travers la trajectoire de sa progression, comme un enchaînement des causes à
effets. Le personnage perecquien se garde d’observer comment l’Histoire se
déroule, évolue ou se transforme.
Mais
situer le temps en dehors de l’Histoire, Cela est-il possible ? C’est du
moins le projet ou l’image qui se dégage de l’état du personnage de Perec, un état
où le temps s’immobilise, s’annule, et n’a plus de prise sur lui :
Ce sera devant toi, au fil des temps, une vie immobile, sans crise, sans
désordre : nulle aspérité, nul déséquilibre. Minute après minute, heure
après heure, jour après jour, saison après saison, quelque chose va commencer
qui n’aura jamais de fin : ta vie végétale, ta vie annulée[19].
Ou encore, Tu n’existes plus : suite des heures, suite des jours, le passage
des saisons, l’écoulement du temps, tu survis, sans gaieté et sans tristesse, sans
avenir et sans passé, comme ça, simplement, évidemment comme une goutte d’eau
qui perle au robinet d’un poste d’eau sur un palier...[20]
Nous
voyons que le temps des saisons, des jours et des dates, donc le temps cyclique
est effacé ; de la même manière que le temps psychologique, intérieur et
linéaire, celui qui est ressenti sur le mode de la durée, est lui-même évacué.
Il n’en reste alors qu’un temps réduit à un instant isolé et déconnecté de tout
ancrage historique. Ce temps fragmenté exclut les deux traits essentiels de la
temporalité, à savoir la permanence
et le changement.
Chez
Perec, l’écriture enferme le moi dans des cases séparées, dans des instants
compartimentés, en le condamnant ainsi à un état irréversible d’émiettement,
comme le démontre Perec dans Les lieux
d’une ruse, un des textes les
plus importants sur le temps. Dans ce texte, Perec évoque ses années d’analyse
et définit, à la faveur de cette expérience, sa perception du temps. En effet,
si l’analyse s’inscrit dans la durée (puisqu’elle s’est déroulée pendant une
période de quatre ans, de 1971 à 1975), elle n’est pas moins ressentie comme une rupture avec tout ancrage
spatio-temporel :
Bien sûr j’étais à Paris, dans un quartier
que je connaissais bien, dans une rue où j’avais même jadis habité (…) même le
protocole rituel des séances désinsérait l’espace et le temps de ces repères.
Penser/Classer, p 63
Dans les lieux
d’une ruse, Perec ne fait pas le récit d’une cure. Il cherche plutôt à
transcrire ce qui constitue la nature même d’une séance, ce que plus ou moins
tout le monde éprouve, à savoir une expérience du temps : « L’analyse ce fut d’abord cela : un
certain clivage des jours-les jours avec du repli, de la poche : dans la
stratification des heures, un instant suspendu, autre ; dans la continuité
de la journée, une sorte d’arrêt, un temps (…) à la fois rassurant et
effroyable, un temps immuable et intemporel » Penser/classer p 63[21].
Donc ce temps répétitif des séances s’affirme chaque
fois comme un temps isolé, « un
temps immuable et intemporel, un temps immobile dans un espace improbable »
Penser/Classer, p63.
Le
temps perecquien s’achemine ainsi vers l’effacement, la disparition, comme le
sont d’ailleurs tous les constituants de la mémoire du moi. Il y a abolition du
temps, dans la mesure où disparaît pour le sujet toute certitude rétrospective
ou prospective. A ce propos, Jean-François Chassay[22]
parle de la théorie de l’instant qui, selon lui, correspondait à un état d’ « entropie
négative ». Autrement dit, plutôt que d’un arrêt du temps, peut-être
faudrait-il y voir une expérience limite de l’irreprésentabilité du temps.
D’ailleurs,
là où Perec dresse un inventaire d’objets ou procède par énumération de lieux
ou de fragments de temps, l’écriture aboutit toujours à en abolir l’existence. Tout
est voué à l’effacement, à la disparition, à l’absence. C’est ainsi que les peintures de la fresque
du Cabinet d’amateur s’effacent,
comme le livre du Conte d’hiver ou
encore les toiles de Bartlebooth dans
Le
temps chez Perec n’est ni linéaire, ni cyclique. C’est une unité immobile,
annihilé. C’est un instant où disparaît et meurt le signe.
Kamel Ben Ouanès
[1] - « Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil » M Proust, Du côté de chez Swann Edit Gallimard- Folio 1975, p 11.
[2] Espèces d’espaces, Edit. Galilée, 1974, p34.
[3] Je suis né, Ed. Le Seuil,
coll. «
[4] W ou le souvenir d’enfance, Edit. Denoël (collection Lettres Nouvelles) 1975, p13
[5] Parmi ces contraintes formelles, nous pouvons citer la quenine, formée par Raymond Queneau à partir des principes de la sextine ou la figure mathématique dite « bi carré latin orthogonal d’ordre 10 ».
[6] Paul Ricœur : Le temps raconté, Le Seuil 1986, p 188.
[7]
[8] Espèces d’espaces, op. cit, p 122
[9] Parmi les études sur le rôle des chiffres, nous pouvons citer notamment celles de Manet van Montfrans, Georges Perec. La contrainte du réel, (Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1999, p.114-116), et de Jan Baetens, « Série B ou comment les textes peuvent occuper les volumes », in Parcours Perec, 1990, (Presses universitaires de Lyon, p. 127-146).
[10] Dans
[11] Espèces d’espaces, Op. Cit. p. 34.
[12] Ibib. p. 35
[13] Penser/classer, Hachette, coll. « Textes du xxe siècle » 1985, pp, 25-29.
[14] Jean-François
Chassay Le jeu des coïncidences dans
[15] Ibid., p. 81.
[16] L’homme qui dort, Denoël, coll. « Les Lettres Nouvelles », 1967, p, 114.
[17] Ibid., p. 127.
[18] Je me souviens, Hachette/P.O.L., 1978.
[19] L’Homme qui dort, Op. cit. , p65
[20] Op. cit. , P 97
[21] Selon Jean-Yves Pouilloux « si quelque chose peut avoir lieu, dans un instant, c’est-à-dire parler, reconstruire le moi, c’est à cause de ce temps à la fois présent et désancré de tout repère chronologique, un temps où grâce à la parole, comme d’ailleurs grâce à l’écriture, le moi se libère du souvenir et de l’avenir, avant de rejoindre un temps nécessairement vide ». Lieux psychanalytiques, p. 45, Magazine Littéraire, n° 316- Décembre 1993.
[22] Op. cit. , p 149