Kamel Ben ouanès

Kamel Ben ouanès

Le Temps dans l'oeuvre de Georges Perec



 

Le temps dans l’œuvre de G. Perec

 

 

          Le temps connaît plusieurs modalités de traitement dans l’œuvre de G Perec. Mais quelle que soit la forme qu’il prend, le temps demeure intimement déterminé par le principe oulipien de la contrainte rhétorique.

Le temps est évidemment au cœur du projet autobiographique de Perec. Là, l’Histoire, la mémoire ou les souvenirs d’enfance focalisent l’intérêt de l’auteur au gré d’une rigoureuse stratégie formelle.

 

Dans les romans, comme dans les essais à caractère dit  sociologique, la temporalité, constamment associée à l’espace, remodèle l’écriture et structure sa matière. W ou le souvenir d’enfance entremêle l’Histoire et la fiction. D’un côté, un récit fragmentaire d’une vie d’enfant pendant la guerre ; de l’autre, un récit imaginaire, une sorte de fantasme enfantin, évoquant une cité régie par l’idéal olympique. Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? présente en termes désinvoltes les efforts d’une bande de jeunes parisiens visant à dissuader leur copain de partir en Algérie, un pays aux prises avec la guerre de libération. Je me souviens restitue, par le biais de brèves notations, la mémoire collective d’une époque, celle de l’après-guerre.

La problématique du temps transparaît encore mieux dans les textes d’inspiration proustienne, comme L’homme qui dort, qui est une méditation sur l’identité du moi à partir précisément d’une citation du premier chapitre Du côté de chez de Swann[1]. De même, plusieurs fragments d’Espèces d’espaces font directement allusion à des métaphores proustiennes, comme celle de la « madeleine »[2] qui exprime le lien entre la mémoire ou le temps et l’écriture.  

 

Tout en pastichant Proust, comme il le fait d’ailleurs souvent avec de nombreux autres écrivains, Perec n’est pourtant pas proustien et se démarque nettement, dans son rapport avec la problématique du temps,  de la démarche de l’auteur de La Recherche.  La différence entre les deux auteurs est double :

D’abord la mémoire privilégiée par le narrateur de la Recherche est affective ou involontaire, alors que chez Perec, elle est essentiellement volontaire, cérébrale et soumise à la règle préétablie de la composition du texte. « Pour moi, note Perec dans Je suis né, tout cela c’est une sorte de mémoire active. J’essaie de me souvenir, je me force à me souvenir ».[3]

 

Ensuite, l’esthétique proustienne consiste à rapprocher deux moments distincts et nettement séparés, afin de les fondre dans le noyau d’un beau style, grâce à une subtile combinaison du couple : la métaphore et de la métonymie. Cette alchimie verbale, obtenue à la fois par association et par contiguïté, permet à Proust de transcender le temps des contingences et de créer un temps poétique.

En revanche, l’esthétique de Perec ne peut dépasser la vision fragmentaire du temps, dans la mesure où les moments sollicités volontairement par la mémoire demeureront séparés les uns des autres. Pas de télescopage donc entre les instants d’une vie, mais une simple énumération ou classement selon un ordre tantôt arbitraire et tantôt raisonné. Dans ce cas, chaque moment reste autonome et ne fusionne pas avec les autres. Cependant, l’ensemble des fragments détermine la construction diégétique et façonne un dispositif formel fondé sur la contrainte.

S’il y a une image qui définit le mieux le temps proustien, et par ricochet, le contraire du temps perecquien est celle du mythe d’Osiris. En effet, le mythe pharaonique qui structure l’unité et la cohérence souterraine de l’œuvre de Proust, s’articule autour du passage de l’état de dispersion ou de dissémination à celui de l’unité retrouvée. Autrement dit, ce mythe illustre le passage de la mort à la résurrection ou à la renaissance. Le moi perecquien ne connaîtra guère l’osmose  ou  la fusion de ses parties. Il ne connaîtra pas non plus « le temps retrouvé », car le temps qu’il traverse sera réduit à des bribes de souvenirs, à des épisodes disparates et à des fragments isolés. Chez Perec, l’oubli est accepté, reconnu et assumé, « j’ai oublié », ou mieux encore, «  je n’ai pas de souvenirs d’enfance » dit le moi dans W ou le souvenir d’enfance.[4]

 

En tant qu’oulipien, Perec ne conçoit le traitement du temps, comme tout projet d’écriture, que dans la perspective d’une application préalable de certaines contraintes formelles, en suivant tantôt des règles mathématiques[5] et axiomatiques, tantôt des principes à caractère linguistique ou nettement ludique. A cette première distinction, il faut en ajouter une autre, celle qui sépare le temps officiel de l’Histoire du temps mnémonique du souvenir. Le premier est en rapport avec les dates et la logique du calendrier, alors que le second est déterminé par les traces que le passé a imprimées dans la conscience intime et la mémoire du moi.  Notre objectif est de démontrer comment Perec se démarque du premier temps et fragmente et émiette le second jusqu’à l’effacement. Cela signifie que dans les deux cas, le temps chez Perec ne réunit pas, mais divise[6] et souligne la frontière, voire la béance qui sépare les êtres.  

Pour ce faire, Perec utilise deux procédés rhétoriques : d’un côté, la dissémination où le temps se fond dans l’écriture jusqu’à sa disparition ; de l’autre, l’énumération où le temps est réduit à un instant isolé et dépouillé de tout ancrage historique, une sorte de temps suspendu.  

 

 

 

 

1- La dissémination :

 

         Dans le temps officiel du calendrier, la date et  par conséquent le chiffre jouent un rôle primordial. Il s’agit d’un temps divisé et compartimenté qui se manifeste sous la forme d’un calcul, c’est-à-dire d’une division entre l’avant et l’après. Chez Perec, les dates sont nombreuses. Trois dates, cependant, ponctuent l’œuvre et déterminent sa configuration formelle. C’est ce que Bernard Magné appelle l’AEncrage[7]. Ces trois dates présentent respectivement la date officielle de la mort de la mère  lors de sa déportation, le 11 février 1943 ;  la date du décès du père, le 16 juin 1940, après avoir été blessé sur le champ de bataille ; et la date de naissance de leur enfant, Georges Perec lui-même, le 7 mars 1936. Ce rapport au temps, Perec le nourrit de détails empruntés à sa propre vie. Toutefois, faut-il le rappeler, l’auteur songe moins à utiliser certains éléments de son passé qu’à composer un réseau textuel, ou plus précisément des lieux rhétoriques, car à ses yeux, les lieux réels n’existent pas : «  Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison  où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir ( que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts…De tels lieux n’existent pas[8] ».

Le temps ne renvoie pas donc nécessairement à des lieux réels, mais à des lieux fabriqués ou construits. C’est pourquoi, ce qui compte dans ces dates, aux yeux de l’écrivain oulipien, ce sont les chiffres. Les trois dates mentionnées d’une façon directe et explicite dans le texte autobiographique W ou le souvenir d’enfance, vont jouer, à des degrés différents, le rôle des signaux autobiographiques et de principes générateurs de l’œuvre. Autrement dit, la stratégie d’écriture permet non seulement d’insérer l’événement qu’évoque la date dans un espace et un temps repérables,  mais aussi de fondre les chiffres dans le moule de l’oeuvre. Les occurrences des chiffres 11,43,36, etc.…sont mentionnés tantôt explicitement dans le texte, au niveau des microstructures, tantôt indirectement ou implicitement, lorsqu’ils règlent la texture formelle de l’énoncé, donc au niveau des macrostructures.

On ne va pas s’attarder longtemps sur ce point, car il a été déjà étudié par les spécialistes de Perec[9]. C’est pourquoi notre étude se limitera à donner juste un aperçu sur cet aspect, en focalisant notre intérêt sur un seul chiffre, le 11 qui renvoie à la date de la mort de la mère. Les remarques que nous allons mentionner à propos de ce chiffre s’appliquent parfaitement aux modalités de fonctionnement des autres dates, celle de la mort du père ou celle de la naissance de G. Perec ou tout autre événement marquant de la vie de l’auteur.

Dans son essai sur l’œuvre de G. Perec, Bernard Magné a recensé onze occurrences[10] du chiffre 11. Même dans La Disparition, le modèle du texte lipogrammatique, le onze est censé être exclu, parce qu’il comporte la lettre interdite « E ». Mais, l’auteur déjoue cette difficulté par un recours au système de l’addition à partir de l’approximation : « cinq ou six », ou sa variante « cinq à six ».

Ce dernier exemple montre la manière avec laquelle Perec procède à l’élaboration de son texte. En effet, si le onze est mentionné indirectement, (nous n’avons pas onze, mais l’expression cinq ou six), c’est que la disparition de onze renvoie à la disparition de « E » et par conséquent à celle de la mère.

Nous pouvons aussi souligner que dans l’expression « cinq à six », les voyelles sont ramenées de six à cinq, après la disparition de « E », c’est-à-dire que nous passons d’une langue à six voyelles à une autre de cinq voyelles seulement,  donc une langue amputée, infirme et marquée par la perte ou la dissolution d’un signe.

Sur le plan de la macrostructure, le chiffre onze détermine la configuration formelle de plusieurs œuvres. Dans W ou le souvenir d’enfance, la première partie est constituée de onze chapitres, et ce onzième chapitre est interrompu spectaculairement par la page blanche marquée par des points de suspension. De même, Les onze onzains dans chaque séquence du recueil Alphabets sont constitués de onze vers et chaque vers est composé de onze lettres.

Si on pousse ce jeu de la dissémination de la date, nous pouvons encore rattacher à l’aencrage du chiffre 11, la lettre « k », onzième lettre de l’alphabet.

« K » se signale dans le titre d’un des récits enchâssés de 53 jours : K comme koala, un titre composé lui aussi de onze lettres.

Les occurrences du chiffre onze indiquent que la date se fond dans l’écriture ou plus précisément devient une règle d’écriture et se dissémine, par  conséquent, dans le texte au point qu’elle se déguise, traverse l’écriture et se transforme.

 

Il y a donc une transmutation de la date qui devient chiffre, puis expression, ensuite une lettre, avant de se muer en une loi de la macrostructure. Ce jeu entre l’invariant (onze) et le variable (les différentes modalités de transmutation) permet de passer du temps du calendrier, donc du temps historique au temps de l’écriture et à une sorte d’alchimie de la création. Dans ce cas, nous pouvons affirmer que chez Perec, c’est la date qui nourrit l’écriture, façonne l’élocution et donne forme à l’œuvre.

Cependant, par ce procédé de dissémination, le chiffre ne renvoie à la date de la mort de la mère que pour « les initiés », qui sont ici les connaisseurs de l’œuvre de Perec. Le chiffre est « désinséré » du temps et devient une contrainte formelle ou une règle d’écriture. Il s’agit donc d’un temps masqué et sa référence est gommée. Il n’en reste qu’un signifiant actif dans un processus qui rappelle, dans une certaine mesure, l’élaboration de certains textes kabbalistiques. Donc la disparition de la mère se mue en une mise en scène ou une dramaturgie de la disparition de la date de sa mort.

 

II- L’énumération :

 

Ce procédé, récurrent et fondamental dans l’œuvre de Perec, concerne aussi bien le recensement du temps que des objets ou des lieux.

De ce point de vue, et eu égard  à une démarche rhétorique classique, Perec inverse l’ordre habituel des choses, puisque dans ce cas de figure, la disposition précède et englobe l’invention. Autrement dit, le dispositif formel (en l’occurrence l’énumération) structure non seulement l’agencement des arguments, mais surtout détermine leur recherche et leur découverte. Chez Perec, au commencement de l’écriture, il existe une règle formelle, une contrainte qui détermine l’ordre et le classement des parties du texte. C’est pour cette raison que le rapport au temps est avant tout un rapport avec les modalités de l’écriture ; des modalités qui varient certes d’un texte à un autre, mais qui sont toujours en amont de tout projet d’écriture.

 

L’énumération de la temporalité consiste à dénombrer, à inventorier des instants vécus par le moi, et réunis autour d’un thème commun. Je me souviens est une litanie de souvenirs collectifs de la génération parisienne de l’après-guerre. La Boutique obscure est une sélection de 124 rêves faits entre 1968 et 1972. W ou le souvenir d’enfance rappelle un certain nombre de situations qui remontent à l’enfance en articulation et en alternance avec un récit imaginaire et fantasmagorique.

Le système d’énumération et les modalités de son élaboration sont évoqués dans le chapitre « La chambre » dans Espèces d’espaces. Ce texte est inspiré de l’écriture proustienne ou précisément, comme le note Perec lui-même, « des paragraphes 6 et 7 du premier chapitre de la première partie de (Combray) du premier volume (du côté de chez Swann) de la Recherche ». A partir de cette chambre, la mémoire, qualifiée de prodigieuse, ressuscite presque toutes les chambres du passé. Ce tableau foisonnant de détails a conduit Perec à concevoir le projet d’un ouvrage où il fera « l’inventaire aussi exhaustif et précis que possible », de tous les lieux où il a dormi :

         « A l’heure actuelle, je n’ai pratiquement pas commencé à les décrire ; par contre, je crois les avoir à peu près tous recensés : il y en a à peu près deux cents (…). Je ne suis pas encore définitivement fixé sur la manière dont je les classerai. Certainement pas par ordre chronologique. Sans doute pas par ordre alphabétique (…). Peut-être selon leur disposition géographique, ce qui accentuerait le côté « guide » de cet ouvrage. Ou bien, plutôt, selon une perspective thématique qui pourrait aboutir à une sorte de typologie des chambres à coucher[11]. »

Le projet  Les lieux où j’ai dormi  ne sera jamais achevé, car la règle de la disposition ou de classement n’est pas définitivement arrêtée. La preuve qu’il ne suffit pas de se rappeler le souvenir d’un lieu ou d’un événement pour pouvoir l’écrire. Il faut au préalable une règle d’écriture, une contrainte formelle sans laquelle aucun projet ne peut  être concrétisé.  

A la fin du chapitre « la chambre », Perec énonce la finalité de son projet : « C’est évidemment des souvenirs resurgis de ces chambres éphémères que j’attends les plus grandes révélations. »[12] Comment faut-il comprendre l’expression « grandes révélations » ? Ou comment l’évocation du temps peut-elle reconstituer  le passé et donner forme et consistance aux choses, aux objets et à l’espace ?

Pour répondre à cette question,  nous devons chercher dans l’œuvre de Perec quelques traces de ce projet impossible où sont décrites les chambres de souvenirs. Faut-il rappeler, à ce propos, que le chapitre « Les trois chambres retrouvées » n’est évoqué qu’après l’expérience d’une analyse commentée dans le chapitre « Les lieux de la ruse » dans Penser/classer. Il ressort de cette expérience que le souvenir n’est pas vraiment retrouvé, mais plutôt reconstruit et recomposé, si bien qu’en tant qu’oulipien, Perec ne conçoit pas le souvenir autrement que comme un leurre ou un artifice textuel. Le souvenir serait donc le produit d’une ruse d’écriture et d’une  règle de rhétorique.

 

En examinant le chapitre de « trois chambres retrouvées »[13], allusion  à la chambre proustienne, on remarque que la description de chacune de ces trois chambres s’articule autour de trois repères : typologique (la disposition du lit par rapport à la fenêtre ou à la porte), culturel (chaque chambre est liée au souvenir de la lecture d’un roman d’aventure ou d’un roman policier) et repère temporel et subjectif (la chambre est en rapport avec les événements qui ont marqué la vie du narrateur : échec au baccalauréat, maladie, déception amoureuse…).

Décrites selon une grille naturaliste, ces chambres ne sont ni des lieux agréables, ni des lieux horribles, donc sans aucun signe de pathos, et se présentent comme un décor réaliste neutre où se mêlent les trois constituants de base de tout souvenir : un ancrage géographique, un ancrage culturel et un autre historique.

Mais, en même temps, chaque souvenir n’est jamais isolé, mais inscrit toujours dans une structure sérielle, donc en association avec d’autres souvenirs. En effet, à l’instar des lieux ou du système des objets, le temps en appelle un autre, puis un autre … jusqu’à former une suite litanique de fragments de vie. Cependant, et contrairement à Proust, cette succession ou énumération exclut tout télescopage ou interférences qui seraient génératrices de métaphores. Chez Perec, le temps n’entretient avec un autre temps aucune relation, aucun rapport de cause à effet, ni détermination réciproque. Le temps s’inscrit dans le texte, certes comme un fragment d’un tout, mais un fragment parfaitement isolé, séparé des autres instants.

 

Le temps perecquien, désarticulé et émietté, conduit par conséquent à percevoir le réel à partir de temporalités multiples[14]. Cet aspect déterminant dans la composition du  chapitre de  Trois chambres retrouvées, apparaît encore d’une manière plus nette dans Je me souviens. En effet, à chaque reprise de la formule anaphorique « je mes souviens », c’est un autre moi qui émerge, indépendant du précédent et qui affirme la singularité de l’instant qu’il évoque.  Dans ce sens, l’espace blanc séparant les formules n’est pas un simple dispositif typographique, mais la marque d’une écriture elliptique, dans la mesure où les instants énumérés sont séparés par des événements indicibles, par des béances troublantes, par des manques ou des absences irréparables, là où s’imprime le non-dit, l’oubli ou le refoulé. De ce point de vue, le procédé d’énumération n’a rien avoir avec l’esprit d’accumulation, mais renvoie plutôt à un état de discontinuité où le moi verra ses parties tragiquement dispersées, disséminées, telle la figure d’Osiris, avant l’intervention d’Isis.

Cela n’est pas sans conséquence sur le statut des personnages de Perec. Ces derniers « sont agis plutôt qu’ils n’agissent »[15]. Inhibés et sans intériorité, les personnages n’existent que dans leurs relations avec ce qui les entoure : gens, objets matériels et culturels, si bien que « le fond de leur être, pour reprendre l’expression de Michel Serres, est aléatoire et combinatoire », des personnages qui semblent être motivés par un déterminisme entièrement mécanique, comme en témoigne la  vie du personnage de L’homme qui dort :

 « Tu glisses, tu te laisses couler, flancher : chercher le vide, le fuir, marcher, t’arrêter, t’asseoir, t’attabler, t’accouder, t’étendre. Gestes d’automate : te lever, te laver, te raser, te vêtir[16] . »

D’ailleurs, le personnage perecquien confiné dans un état évanescent ou de détachement, sans lien solide avec les choses et le monde, se situe hors de    l’histoire :

Tu as vis-à-vis de ta douleur, comme de toutes les sensations que tu perçois, toutes les pensées qui te traversent, toutes les impressions que tu      ressens, un détachement total.[17] 

      

Le désir de se déconnecter de l’Histoire, ou encore de s’en délivrer parcourt l’ensemble de l’œuvre. Dans La vie monde d’emploi, Berthlebooth vivra, à cause de son périple à travers le monde, loin de tous les événements de la deuxième guerre mondiale. L’homme qui dort est détaché de grands événements qui avaient secoué La France en mai 68.  Dans W ou le souvenir d’enfance, l’Histoire avec sa grande Hache est sans cesse bousculée, évacuée par le récit fictif de l’île de feu régie par l’idéal olympique. Et même le personnage principal du Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? est empêché de rejoindre l’armée française en Algérie, ce qui l’éloigne d’un grand événement de son époque.

Chaque fois, le personnage est amené à être en marge de l’Histoire. Il ne garde, d’ailleurs de son époque que des éléments insignifiants et d’une rare banalité, comme on le remarque dans Je me souviens [18]:

     Je me souviens de l’émission de radio du jeudi « les jeunes Français sont musiciens. (413)

     Je me souviens des boites de coco (402).

     Je me souviens qu’un ami de mon cousin Henri restait toute la journée en robe de chambre quand il préparait ses examens (10).    

 

Le projet de masquer l’Histoire et de s’inscrire dans un temps a-historique indique le désir d’annuler la durée, si bien que le temps n’est guère perçu à travers la trajectoire de sa progression, comme un enchaînement des causes à effets. Le personnage perecquien se garde d’observer comment l’Histoire se déroule, évolue ou se transforme.

Mais situer le temps en dehors de l’Histoire, Cela est-il possible ? C’est du moins le projet ou l’image qui se dégage de l’état du personnage de Perec, un état où le temps s’immobilise, s’annule, et n’a plus de prise sur lui :

     Ce sera devant toi,  au fil des temps,  une vie immobile, sans crise, sans désordre : nulle aspérité, nul déséquilibre. Minute après minute, heure après heure, jour après jour, saison après saison, quelque chose va commencer qui n’aura jamais de fin : ta vie végétale, ta vie annulée[19].

 

Ou encore, Tu n’existes plus : suite des heures, suite des jours, le passage des saisons, l’écoulement du temps, tu survis, sans gaieté et sans tristesse, sans avenir et sans passé, comme ça, simplement, évidemment comme une goutte d’eau qui perle au robinet d’un poste d’eau sur un palier...[20]

 

Nous voyons que le temps des saisons, des jours et des dates, donc le temps cyclique est effacé ; de la même manière que le temps psychologique, intérieur et linéaire, celui qui est ressenti sur le mode de la durée, est lui-même évacué. Il n’en reste alors qu’un temps réduit à un instant isolé et déconnecté de tout ancrage historique. Ce temps fragmenté exclut les deux traits essentiels de la temporalité, à savoir la permanence et le changement.

Chez Perec, l’écriture enferme le moi dans des cases séparées, dans des instants compartimentés, en le condamnant ainsi à un état irréversible d’émiettement, comme le démontre Perec dans Les lieux d’une ruse, un des textes les plus importants sur le temps. Dans ce texte, Perec évoque ses années d’analyse et définit, à la faveur de cette expérience, sa perception du temps. En effet, si l’analyse s’inscrit dans la durée (puisqu’elle s’est déroulée pendant une période de quatre ans, de 1971 à 1975), elle n’est pas moins ressentie  comme une rupture avec tout ancrage spatio-temporel :

      Bien sûr j’étais à Paris, dans un quartier que je connaissais bien, dans une rue où j’avais même jadis habité (…) même le protocole rituel des séances désinsérait l’espace et le temps de ces repères. Penser/Classer, p 63

   

 

Dans les lieux d’une ruse, Perec ne fait pas le récit d’une cure. Il cherche plutôt à transcrire ce qui constitue la nature même d’une séance, ce que plus ou moins tout le monde éprouve, à savoir une expérience du temps : « L’analyse ce fut d’abord cela : un certain clivage des jours-les jours avec du repli, de la poche : dans la stratification des heures, un instant suspendu, autre ; dans la continuité de la journée, une sorte d’arrêt, un temps (…) à la fois rassurant et effroyable, un temps immuable et intemporel » Penser/classer p 63[21].

 

Donc ce temps répétitif des séances s’affirme chaque fois comme un temps isolé, «  un temps immuable et intemporel, un temps immobile dans un espace improbable » Penser/Classer, p63.

Le temps perecquien s’achemine ainsi vers l’effacement, la disparition, comme le sont d’ailleurs tous les constituants de la mémoire du moi. Il y a abolition du temps, dans la mesure où disparaît pour le sujet toute certitude rétrospective ou prospective. A ce propos, Jean-François Chassay[22] parle de la théorie de l’instant qui, selon lui, correspondait à un état d’ « entropie négative ». Autrement dit, plutôt que d’un arrêt du temps, peut-être faudrait-il y voir une expérience limite de l’irreprésentabilité du temps.

D’ailleurs, là où Perec dresse un inventaire d’objets ou procède par énumération de lieux ou de fragments de temps, l’écriture aboutit toujours à en abolir l’existence. Tout est voué à l’effacement, à la disparition, à l’absence.  C’est ainsi que les peintures de la fresque du Cabinet d’amateur s’effacent, comme le livre du Conte d’hiver ou encore les toiles de Bartlebooth dans La Vie mode d’emploi ou encore les romans et les cadavres dont parle l’histoire de 53 jours.

Le temps chez Perec n’est ni linéaire, ni cyclique. C’est une unité immobile, annihilé. C’est un instant où disparaît et meurt le signe.

                                                                               

                                                                                         Kamel Ben Ouanès

 

                                                  

 



[1] - « Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil » M Proust, Du côté de chez Swann Edit Gallimard- Folio 1975, p 11.

[2] Espèces d’espaces, Edit. Galilée, 1974, p34.

[3] Je suis né, Ed. Le Seuil, coll. « La Librairie du XXe siècle », 1990, p. 82.

[4] W ou le souvenir d’enfance, Edit. Denoël (collection Lettres Nouvelles) 1975, p13

[5] Parmi ces contraintes formelles, nous pouvons citer la quenine, formée par Raymond Queneau à partir des principes de la sextine ou la figure mathématique dite « bi carré latin orthogonal d’ordre 10 ».

[6] Paul Ricœur : Le temps raconté, Le Seuil 1986, p 188.

[7] Bernard Magné : Georges Perec, Edit. Nathan Université, 1999, P32

[8] Espèces d’espaces, op. cit, p 122

[9] Parmi les études sur le rôle des chiffres, nous pouvons citer notamment celles de Manet van Montfrans, Georges Perec. La contrainte du réel, (Amsterdam-Atlanta, Rodopi, 1999, p.114-116), et de Jan Baetens, « Série B ou comment les textes peuvent occuper les volumes », in Parcours Perec, 1990, (Presses universitaires de Lyon, p. 127-146).

[10] Dans La Vie Mode d’Emploi, plus particulièrement, Le chiffre onze détermine aussi bien l’espace que le temps ou l’action, comme pour ramener ce chiffre à structure le roman autour de la règle dramaturgique de trois unités. En effet, l’immeuble décrit dans le roman est situé au 11, Rue Simon-Crubellier. De même, les hommes de Salini retrouvent la trace d’Elizabeth de Beaumort, le 11 juin 1957. A la fin du roman et à la mort de Marguerite Winckler, il reste 11 aquarelles intactes.

[11] Espèces d’espaces, Op. Cit. p. 34.

[12] Ibib. p. 35

[13] Penser/classer, Hachette, coll. « Textes du xxe siècle » 1985, pp, 25-29.

[14] Jean-François Chassay  Le jeu des coïncidences dans La Vie mode d’emploi, Editions HMH (Canada) 1992, p. 80.

[15] Ibid., p. 81.

[16] L’homme qui dort, Denoël, coll. « Les Lettres Nouvelles », 1967, p, 114.

[17] Ibid., p. 127.

[18] Je me souviens, Hachette/P.O.L., 1978.

[19] L’Homme qui dort, Op. cit. , p65

[20] Op. cit. , P 97

[21] Selon Jean-Yves Pouilloux «  si quelque chose peut avoir lieu, dans un instant, c’est-à-dire parler, reconstruire le moi, c’est à cause de ce temps à la fois présent et désancré de tout repère chronologique, un temps où grâce à la parole, comme d’ailleurs grâce à l’écriture, le moi se libère du souvenir et de l’avenir, avant de rejoindre un temps nécessairement vide ».  Lieux psychanalytiques, p. 45, Magazine Littéraire, n° 316- Décembre 1993.

[22] Op. cit. , p 149



27/09/2008
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