Kamel Ben ouanès

Kamel Ben ouanès

"Les Secrets" R. Amari: Pulsions dans un huis clos

 

  

Les secrets (Eddawaha) de Raja Amari

 

 

                                      Pulsions dans un huis clos

 

 

Le film de Raja Amari serait déroutant pour une critique cinématographique locale habituée à chercher dans le film tunisien les signes d'un ancrage social et culturel ou le label d'une tunisianité nettement affichée ou à court de légitimité.

Les Secrets est un film qui se détache de ce credo et revendique un autre champ de références : la mémoire cinéphilique et littéraire de son auteur.

 

En effet, Raja Amari ponctue sa démarche de nombreux clins d'œil conscients ou non, renvoyant tantôt à un conte pour enfants (Cendrillon et son soulier magique), tantôt à un certain cinéma japonais cultivant la fantasmagorie des sens et du sang, tantôt au cinéma caustique de l'Anglais Peter Greenaway et notamment à son film Meurtre dans un jardin anglais, ou encore à certains principes fondamentaux de la tragédie antique. La preuve que ce qui préside à l'élaboration du scénario, c'est moins le devoir d'examiner une problématique précise que le désir de faire un film. Car, comme chez certains écrivains, le but de la littérature est l'écriture, chez R Amari aussi, le but du cinéma, c'est l'acte de filmer.

 

Cela ne signifie nullement que le social ou le réel soit complètement évacué. Ce dernier constitue l'arrière fond du récit filmique et situe sociologiquement les personnages. C'est pourquoi les images du film insistent sur la condition de précarité et de marginalité qui pèse lourdement sur l'existence de la famille de Aïcha, Radhia et de leur mère. Vivant dans un état de réclusion dans un vieil édifice, là où elles étaient domestiques, les trois femmes se recroquevillent sur elles-mêmes, loin de la ville, au milieu d'un champ à l'abandon. Là, elles se cachent, se terrent dans une étrange retraite, comme des êtres frappés par l'opprobre de vivre, en raison de l'ampleur d'un secret qu'ils portent en eux. Si bien que toute présence qui s'approche d'elles et frôle de lever le voile sur leur existence est perçue comme une intrusion périlleuse ou une agression maléfique qui exige de leur part une réaction ferme et implacable.

Eddawaha est construit comme un huis clos singulier, car son enceinte protectrice est fissurée par la montée d'une tension larvée et une angoisse à peine contenue. C'est pourquoi, dans ce théâtre de l'enfermement, l'unité du lieu n'est pas un simple dispositif formel ou esthétique, mais le moteur même de l'action et la cristallisation de sa valeur symbolique. En effet, dans ce vieil édifice qui a tout l'air d'un château abandonné sorti tout droit d'un conte des fées, le passé hante le présent et d'invisibles fantômes traversent à toute allure un espace  délabré et baignant souvent dans un clair obscur. Dans ce sens, l'état de l'espace renvoie directement à l'état d'âme des personnages. Ebranlées par les épreuves d'un destin sourd et violent, les femmes refusent la fatalité, se démènent, s'accrochent désespérément à leur dignité. Elles sont ainsi promues au rang des figures d'une tragédie antique. Pourquoi ? Parce que dans cette famille, le passé est ponctué de fautes, de péchés, de meurtres peut-être, et aussi de mensonges (Aïcha n'est pas la sœur de Radhia, mais sa fille, fruit de l'inceste). Le présent aussi est tissé de violence et de cruauté. La preuve que les dieux s'acharnent sur les hommes et poursuivent aveuglement leur besogne  de pénitence. On a beau colmater les fissures, embaumer les blessures de l'âme et se couper du monde, la fuite est impossible et la menace d'un assaut violent et meurtrier point toujours à l'horizon. L'acte fatal est inéluctable. Et ironie tragique du sort, cet acte ne vient pas de l'extérieur, mais du sein même de la famille, de la petite Aïcha, car les Dieux n'interviennent jamais par le biais d'une intrusion extérieure, mais par la montée progressive des pulsions libidinales qui vont semer  la fureur et le désordre.         

Toute cette matière filmique, Raja Amari la défile devant nous, quasiment sans pathos et sans effusion des sentiments, avec une distance maîtrisée ; et aussi sans considérations oratoires et discursives,  c'est-à-dire sans bavardage inutile. Là, le dialogue est réduit à des bribes de mots à peine débités, à des chuchotements étouffés et à des bruits confus. Tout le parti pris de la réalisatrice est de confiner ses personnages dans un mutisme sourd et lourd, en raison de la gravité du secret qui pèse sur les personnages et qui les a réduites à des icônes incarnant la démence tragique.  

 

 

 

 

 

 

   

   



16/12/2009
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